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Cela n’est pas une vie (La Terre est pour Tous: 10.09.2013)

Reportage de Choucha.

Juin 2013, L’UNHCR et le gouvernement tunisien ont annoncé la fermeture du camp de Choucha avec un accord sur les derniers réfugiés restés au camp après deux ans et demi de son ouverture: 600 personnes, à-peu-près. On peut imaginer combien de contacts ont été nécessaires pour parvenir à négocier cet accord rendu public le 17 juillet 2013. Le gouvernement tunisien reconnait la possibilité de rester sur son territoire aux réfugiés reconnus par l’UNHCR mais exclus du programme de réinstallation dans d’autres pays ainsi que aux demandeurs d’asile auxquels l’UNHCR n’a pas reconnu le statut de réfugiés. D’une façon ambiguë, ne permettant guère de comprendre si aussi le second groups est concerné, le ministère des affaires sociales annonce, dans le même contexte, que les réfugiés auront droit à l’hébergement et à l’emploi.

Entre le premier et le huit juillet 2013, le camp a été fermé sans que l’acte soit suffisamment médiatisé sur la presse. On le sait, par contre, via les échanges virtuels dans le cadre du monde associatif. Et on arrive à savoir aussi que certains réfugiés de Choucha sont encore là à protester contre la fermeture du camp et contre l’accord conclu entre le gouvernement tunisien et l’UNHCR. En connaissant les conditions de vie des réfugiés dans les tentes et le désert de Choucha via les images diffusées pendant les deux ans écoulés, ou encore à travers le contact direct, on aurait pu s’étonner face à cette extravagante lutte contre la fermeture du camp. Mais en prenant connaissance de ce qui s’est réellement passé pendant les deux ans de gestion du camp, il n’y avait rien d’étonnant. La lutte des réfugiés permettait de faire voire encore une fois la politique suivie par l’UNHCR à leur sujet.

Une fois terminé le programme de rapatriement des centaines de milliers de migrants arrivés en 2011, date de l’éclatement de la révolution en Libye, à Choucha sont restés seulement les demandeurs d’asile, 3000, 4000 personnes. C’est à ce moment que l’UNHCR a commencé un long processus de catégorisation. Différentes catégories ont été établies pour parvenir, après un travail de triage, à la catégorie des réfugiés à réinstaller dans différents pays et à un «reste». Un «reste» composé par les personnes rejetées, les «réfugiés refusés», et, en second lieu, par les personnes appartenant à la catégorie des réfugiés reconnus mais n’ayant pas droit à la réinstallation parce que arrivés en retard : c’est-à-dire, grâce à un petit jeu malicieux de l’UNHCR, tous les réfugiés arrivés à Choucha après décembre 2011.

Pourquoi ce choix politique adopté par l’UNHCR, quand il aurait été tellement simple de reconnaitre comme réfugiés tous les demandeurs d’asile de Choucha qui ont essayé de supporter cette vie de tentes dans une zone quasi désertique à cause de la guerre en Lybie? «Nous tous on vient de la Lybie, nous sommes là. Aucun de nous n’aurait jamais eu l’idée de venir en Tunisie», était leur revendication pendant plus de deux ans. Pourquoi ne pas les reconnaitre?

Il s’agissait, d’un côté, d’un jeu relatif à la soi-disant «transition démocratique» tunisienne après la révolution. Evidemment, parmi les critères pour évaluer une démocratie dans un pays quelconque, il faut qu’il y est aussi une loi sur l’asile, peu importe le degré de son respect. De l’autre côté, il s’agissait d’un jeu plus subtil, bien connu en Europe par les politiques migratoires des pays à «démocratie avancée». C’est le fait d’externaliser à leur maximum toutes les possibilités d’asile en les déchargeant aux pays en «transition démocratique», ou tout simplement non démocratique.

Pour atteindre cet objectif chez un pays intéressé dans sa phase de transition démocratique à résoudre beaucoup d’autres problèmes, il fallait avoir un élément à partir duquel le contraindre à accorder de l’attention aussi à ce «petit détail» de la «démocratie», celui de l’asile politique. Malheureusement cet élément étaient des hommes, des femmes, des enfants: des « réfugiés-refusés» et des réfugiés reconnus mais n’ayant pas droit à la réinstallation parce qu’arrivés en retard.

De ce point de vue il faut reconnaitre à la Tunisie sa disponibilité à répondre aux critères démocratiques de l’asile ainsi que au critère de l’externalisation établi par les «démocraties avancées». Mais il lui faut reconnaitre également sa disponibilité à se démontrer apte aussi à jouer sur l’ambiguïté des mots dans ses communiqués pour pouvoir exercer la loi suprême de l’arbitre si chère aux «démocraties avancées»: est-ce que les réfugiés-refusés auraient eu droit à l’hébergement et aux offres d’emploi comme les autres réfugiés? Cela était une question qui restait sans réponse, tandis qu’il n’y avait aucun doute par rapport au fait que, tout juste comme les autres, aussi les réfugiés-refusés devaient se présenter au poste de police pour l’identification.

Juillet-aout 2013. Aucune nouvelle dans la presse. Le silence sur la «vie autre la vie» du camp de Choucha est une pratique courante, rarement interrompue par un mail inter-associatif. Grace à ces mails on s’aperçoit que la lutte des réfugiés-refusés et des réfugiés-non-réinstallés continue d’une façon plus discrète et souterraine. Ils sont là, dans leur vie de tentes à laquelle ils sont déjà habitués depuis deux ans et demi. Mais cette fois-ci il sont là sans eau, sans électricité, sans nourriture. Une vie de rien, même pas des vraies tentes parce que la pluparts d’elles ont été démantelées par l’UNHCR. Quand nous recevons les mails, on peut essayer d’imaginer leur condition, même si cela reste du côté du virtuel.

30 aout 2013. La route est toujours la même: une longue zone quasi désertique à la frontière avec la Lybie. Mais avant de pouvoir l’égarer, notre voiture, cette fois-là, est presque prise d’assaut. Un long défilé de femmes et d’enfants demandant de l’eau aux voitures de passage, de la nourriture. L’imaginaire construit suite à la lecture des mails est tout de suite brisé, on est dans la réalité du camp de Choucha à deux mois de sa fermeture. «Bienvenue dans la réalité du nouveau camp de Choucha», comme disait une personne parmi ses actuels habitants.

Une réalité défendue par les réfugiés-refusés et les réfugiés-non-réinstallés qui nous empêchent au début de prendre des images de leur condition de non-vie. Dans la longue discussion avec eux et entre eux sur l’inutilité des images, «cela n’est pas une vie» c’est une des phrases les plus récurrentes et sur laquelle tout le monde est d’accord.

Il suffit de descendre de la voiture et jeter un coup d’œil à partir du bord du camp pour s’en apercevoir. Pas besoin d’images, pas besoin de filmer, pas besoin d’en parler. On parle, quand même, ou mieux on continue une discussion sur l’inutilité des images et sur leur déception par rapport au travail des journalistes et des activistes des organisations et des associations qui, même si ils avaient fait un travail d’information, ils n’ont pas su empêcher leur actuelle condition. Pendant cette discussion commencent à émerger quelques éléments de ce que signifie «cela n’est pas une vie».

Une femme avec un long manteau noir et un châle sur ses épaules cachant un bébé. Des voitures de passage, elle n’attend peut-être pas seulement de l’eau mais aussi un peu de lait. Un homme en attente de sa femme et son enfant sans pouvoir les chercher: ils sont sortis du camp un matin et ils ne sont plus rentrés, impossible pour lui de commencer leurs recherche en étant un refugié-refusé.
«Ici les gens deviennent fous». «Tout le monde est fou». On nous le dit plusieurs fois, mais quand on passe devant une tente il y a évidemment des «fous plus fous que les autres», vu qu’on nous demande de faire vite parce que notre présence pourrait les embêter. Voilà quelque images de «cela n’est pas une vie».

Et pourtant, vivre cette «vie» est un «choix» des habitants du camp de Choucha après sa fermeture. Une résistance face à l’accord entre l’UNHCR et la Tunisie qui n’est pas une solution pour ces parties prenantes. Là aussi et surtout après avoir vu la réalité du camp qui brise notre imaginaire on pourrait être surpris. Comment? Pourquoi rester dans cette «vie» quand on vous offre un hébergement et même un emploi si vous êtes réfugié-non-réinstallé et au moins un titre de séjour temporaire si vous êtes réfugié-refusé, selon le communiqué du ministère des affaires sociaux?

Vivre cette «vie» est en réalité, une étrange forme de résistance, peut-être la seule résistance possible pour eux face au sursis négocié sur leur propre peau. Une solution, ou une non solution, ou encore une solution-sursis qui permettrait aux différents acteurs impliqués dans la gestion de leurs «vies humanitaires» de s’en sortir dignement et «démocratiquement», tout en les ayant produit comme «restes» du camp de Choucha.

Une solution sursis: quelque mois encore de «prise en charge» avec deux seules possibilités. D’abord celle d’accepter de vivre parmi les maisons-ruines de deux villes désignées par la Tunisie comme leur lieu d’installation sur le territoire tunisien ou choisir d’utiliser la petite somme donnée par l’UNHCR pour inventer sa propre façon de se réinstaller à l’étranger en traversant la frontière avec la Lybie et en prenant le large vers Lampedusa. Selon le cas, on pourrait alors se retrouver à vivre une vie de sursis à Médenine ou à Ben Guerdane, deux des villes avec le plus haut taux de chômage de la Tunisie, ou se trouver arrêté en haute mer par la police tunisienne.

Face à cela, alors, choisir de vivre une vie qui n’est pas une vie signifie pour eux défier le choix politique que les a produit comme «restes»: rester dans la poubelle du camp fermé et vivre une vie-poubelle, dire «nous voilà, nous sommes votre décharge et vous ne pourrait pas nous effacer dignement ou démocratiquement, même pas dans une transition démocratique». Ou encore défier ce jeu politique en choisissant de vivre l’invisibilité mais une invisibilité qui fait problème parce que quelqu’un devra s’en occuper, en relevant leur présence et à la limite en devant les expulser même du camp fermé de Choucha.

Au contraire, accepter le sursis permettrait que les différents acteurs jouent leur jeu de décharge sans responsabilité jusqu’au bout. Cela permettrait, en effet, au gouvernement tunisien d’apparaitre «démocrate» pour le peu de temps d’un permis de séjour à brève échéance et à l’UNHCR d’apparaitre comme l’instance qui a su négocier un permis pour les réfugiés, et donc qui a «démocratiser» la Tunisie tout en externalisant en cachette la politique d’asile. En plus, cela permettrait aussi aux différents Etats députés la réinstallation des réfugiés de ne pas apparaitre comme les responsables d’avoir créé les non-vies de Choucha par leur guerre en Lybie.

Wafema Hilali