Bäjäfanga. Le pouvoir pour tous!
Mali: un essai en cinq étapes pour comprendre la citoyenneté malienne
Par Charlotte Wiedemann
I. LA CAPITALE: BAMAKO-BLUES
Voilà, maintenant nous nous trouvons devant cette trappe métallique, un imprévu dans le programme. Cette trappe de fer s’ouvre et se ferme. Elle fait partie d’une porte en métal, derrière laquelle se trouve la maison d’arrêt centrale; là sont incarcérés cinq journalistes de la presse malienne. Cela n’était pas prévu, pas dans cette histoire où il est question de la démocratie au Mali, une des rares démocraties en Afrique.
A chaque fois que la trappe s’ouvre, un groupe de femmes venues de la rue se pressent contre la lucarne. Elles essayent d’y glisser leurs plats de plastic ou de métal, soigneusement recouverts d’un torchon. C’est le manger pour leurs proches qui sont à l’intérieur; dedans on ne leur donne rien apparemment, le Mali est un pays pauvre.
Quel contraste entre la banalité d’une trappe de prison en fer et le ton extrêmement pathétique affiché par les journaux maliens, juste avant de se taire en signe de protestation. Ce sont des feuilles de choux toutes minces, en langue française, faites pour l’élite des gens cultivés dans un pays où seulement une personne sur quatre sait lire. Les journaux sont maintenant pratiquement tous en grève, laissant derrière eux un flot de gros titres révoltés contre le « coup de poignard » dans le dos de la démocratie.
Le pathos et l’amertume ont un destinataire, l’accusation de trahison s’adresse à l’homme qui passe pour être le héros de la démocratie malienne : Le président Amadou Toumani Touré, surnommé ATT. Les cinq journalistes sont incarcérés parce qu’ils l’auraient insulté.
ATT a été celui qui a contribué, il y a seize ans, à la naissance du Mali actuel : Le bon putschiste, l’officier à la tête de la garde présidentielle, qui passa du côté de la rébellion démocratique, délivra le pays du dictateur, puis céda la place à un gouvernement civil. Toute l’Afrique s’en était étonnée. Les maliens l’appellent «l’homme du 26 mars» : Ce jour-là, l’ancien gouvernement fit tirer sur la foule, des écoliers gisaient en sang dans la rue et ATT redressa la barre.
Le nouveau Mali a donc commencé ainsi, dans les années 91-92. ATT, le héros en uniforme, se retira de la politique pour revenir deux mandats plus tard, en tant que président élu. Les journaux sont eux aussi issus de la même veine, les rejetons du renouveau, les enfants de la démocratie.
Et les journalistes sont maintenant incarcérés derrière la porte métallique.
Le motif de leur arrestation est très étrange et terriblement futile. Un professeur avait donné comme sujet de dissertation à ses lycéens une parabole de sa propre composition. Elle racontait qu’une jeune prostituée occasionnelle avait été engrossée par un chef d’Etat. Elle fit un scandale et l’obligea au mariage. Il est vrai que l’histoire brisait quelques tabous, mais elle ne citait personne, ne nommait aucun pays ; la justice y vit sans raison une offense au président malien et décida arbitrairement de poursuivre devant un tribunal les journalistes qui avaient relaté cette histoire.
Dans quelques jours, ils seront condamnés à de la prison avec sursis ce qui, comparé au sort réservé au journalistes dans d’autres pays africains est une bagatelle. Mais c’est le Mali et il joue sur un autre terrain. Le pays glisse-t-il vers une dictature ? Se demande une association de défense des droits de la personne.
A Bamako, la capitale, l’air des derniers jours ressemble à une bonbonne de gaz bleue prête à exploser. Tout le monde attend la pluie qui ne veut pas venir et même les turbulences politiques accentuent l’immobilisme. Une grève générale a succédé à la grève des journalistes : Parce que la vie est trop chère. Le pays, épuisé, va vivre, à la fin de cette semaine, une élection législative ; l’argent nécessaire à son financement vient du Japon.
Le Mali a tout ce qui constitue, sur le plan formel, une démocratie : Des élections, des partis, un parlement. C’est aussi pour cette raison que l’aide humanitaire afflue, et non pas seulement parce que le Mali est pauvre. A vrai dire, la plupart des 14 millions de maliens se sentent comme de simples figurants dans cette démocratie. Beaucoup portent des t-shirts avec des slogans de partis ou bien se cousent des vêtements qui arborent dans leur dessin un message politique ; à certaines occasions, ces tissus imprimés sont mis sur le marché à des prix défiant toute concurrence. Si on demande à quelqu’un pourquoi il porte un tel vêtement, il se regarde étonné de haut en bas : « Oh, mais qu’est-ce qu’il y a là-dessus ?! »
Chaque soir, apparaissent sur l’écran de la télévision d’Etat des maliens qui tels des élèves modèles assis à leur tables de séminaire ou d’ateliers de réflexion composent des variations sur les mots «participation, formation, prise de conscience, femmes» – Un ruban sans fin de discours complaisants vis à vis des investisseurs extérieurs. De temps en temps apparaît un visage blanc, l’attaché de X, l’ambassadeur de Y qui promet plus d’aide pour la participation -la prise de conscience-les femmes. Davantage d’aides peut-être? Cela sonne comme une menace.
Le contrôleur général du gouvernement présente son budget annuel: Plus de 100 milliards de francs CFA, à peu près 150 millions d’euros, ont été détournés, mal employés ou bien victimes d’erreurs d’aiguillage. Le journal « Les échos » écrit que cela correspond à 70% de l’ensemble des traitements d’Etat, avant d’ajouter: « Le vampirisme est l’ennemi du peuple! ». Au sein du ministère de l’éducation, la corruption a, pour ainsi, dire pris à chaque élève malien un livre. Le ministère de l’énergie a passé en écriture l’achat, en un seul jour, de thé au sucre pour la somme de 17000 euros. Et c’était – oh !comble d’impudeur ! – un dimanche, selon les investigations des journalistes. Au Mali, on appelle les sachets de thé tout simplement des «Lipton»; Lipton est aujourd’hui devenu un nom de code pour désigner la corruption.
On estime à 1/3 les subsides étrangers disparaissant dans les canaux de Lipton.
Le dimanche des élections, les électeurs se font rares: Certains bureaux de vote sont si tranquilles que les assistants tombent de sommeil, dans la canicule de l’après-midi, sur la table. Au Mali sont enregistrés 94 partis, 94! La plupart sont des one-man-show; celui qui veut devenir membre reçoit une provision avec la carte du parti. Lors des assemblées nationales, c’est le français qui est parlé, excluant ainsi la plupart des maliens, y compris certains élus. Ils ne savent pas lire et encore moins parler français. Ils amènent avec eux leurs enfants pour traduire et ce sont donc des écoliers qui expliquent le contenu des projets de loi.
Dans la forme, les élections se déroulent correctement; les Japonais ont pour cela donné beaucoup d’argent et les Allemands ont apporté leurs expertises. Les bulletins de vote sont correctement remplis, tombent dans des urnes en plastic transparent on ne peut plus correct et correctement mises sous scellé. Il n’y a que la conscience des électeurs qui n’est pas vraiment correcte. Certains vendent leur voix, et même bon marché, sans aucune conscience pour sa valeur. Les candidats installent devant les bureaux de vote des tables remplies de victuailles, distribuent en plus des billets rouge pâle fripés dont la valeur n’excède pas deux euros et en échange de tout cela l’électeur leur donne sa voix. Pour un court moment il a cessé d’être figurant, il a participé, à sa manière.
C’est le blues de la démocratie, le blues de Bamako. En Bambara, la langue nationale, la démocratie se dit Bäjäfanga, le pouvoir pour tous. C’est ce dont rêvaient les jeunes qui gisaient en sang dans la rue, il y a seize ans. Maintenant, ils ont un monument aux martyrs sur le pont qui traverse le Niger.
Amidu Diarra est dénommé «le dragon» parce qu’il n’a peur de rien et parce qu’il crache des flammes tous les matins au micro de «Radio Kledu». Le grand cri qu’il pousse au début de chaque émission est rythmique, soutenu. «Bonjour à vous politiciens corrompus, à vous voleurs des caisses publiques ! Bonjour à vous, paresseux!». L’animateur de radio fait son programme depuis six ans. C’est devenu une émission culte que les marchands ambulants de cassettes copient en cachette pour ensuite la vendre sur les marchés.
Radio Kledu est un émetteur privé. Il y a 150 stations de radios libres comme celle-ci dans tout le pays, plus que n’importe où en Afrique. La radio marque le seuil du vaste monde des petites gens, elle ouvre les portes d’un autre Mali.
Diarra, 45 ans, est autodidacte ; un fumeur impatient, un vrai moraliste, presque sombre. Son style, il l’a développé à partir des chansons populaires maliennes qui ou bien louent ou bien désapprouvent. «Elles sont claires, noires ou blanches» dit Diarra. « Je déteste le mensonge et la tricherie, je veux être clair, direct ». « Interpeller les égoïstes, les malhonnêtes et les tricheurs et les juger pour leur comportement envers la société », c’est ainsi qu’il décrit le principe de son émission.
Il ne cite pratiquement jamais de noms, ses auditeurs comprennent aussi bien comme ça, ils savent de qui il s’agit ; ils le savaient aussi ce matin-là lors qu’il a fustigé les dépenses de l’épouse du président. Les ravisseurs vinrent toute de suite après l’émission, embarquèrent Diarra à la périphérie de la ville, le frappèrent jusqu’à ce qu’il perde connaissance et l’abandonnèrent dans un buisson. Plus tard, ses fans se sont rués vers l’hôpital, et quand Diarra est revenu sur les ondes, il a discuté du crime en live avec ses auditeurs. Les auteurs de cette agression, portant probablement l’uniforme civil, n’ont toujours pas été inquiétés. Diarra a lui-même rassemblé des indices, mais n’a trouvé aucun tribunal acceptant de se charger de la plainte.
« On ne peut pas attendre de l’Etat la garantie de la liberté de la presse », dit Diarra. Cela explique qu’il se déplace en voiture : Un fan aisé lui en a fait cadeau suite à l’agression, afin que l’animateur puisse à l’avenir être mieux protégé. Les ravisseurs l’avaient fait tomber du vélomoteur.
II. LA MENUE MONNAIE DE LA PARTICIPATION
C’était un jour torride de l’année passée. Le Mali n’avait encore jamais rien vécu de semblable : Un maire rendant des comptes devant les caméras de la télévision, se justifiant publiquement sur l’utilisation qu’il a faite de l’argent des citoyens. Issa Doumbia, de grande taille, est assis légèrement courbé sur le micro ; la sueur coule abondamment de son crâne rasé, lorsqu’il se fraye un chemin à travers le budget de la commune. Devant lui une centaine de citoyens assis sur des chaises ou des nattes ; certains l’attaquent, avec cette méfiance en alerte des Maliens envers tout ce qui peut venir de l’Etat. N’a-t-il pas finalement volé quelque chose, le Doumbia?
L’assemblée sur la place du marché commence le matin et finit l’après-midi; quelques jours plus tard, l’enregistrement sera diffusé, les gens de Dioro sont assis en groupe proches les uns des autres – là où il y a un poste de télévision et un générateur, sans lequel Dioro n’a pas de courant. Et tous ceux qui se voient présent à cette soirée, ont le sentiment d’avoir participé à quelque chose d’important.
Dioro se trouve à cinq heures de route de la capitale, un bourg sur le Niger, une des 703 communes rurales créées au Mali, au milieu des années 90. Le pouvoir doit revenir à la campagne – c’était le projet, de ceux qui ont combattu la dictature. Cela fait déjà assez longtemps, depuis la domination coloniale française en fait, que la capitale s’est engraissée, qu’elle a toujours pris au monde rural et rarement donné. L’aide au développement s’y met aussi, les Allemands comme les autres européens investissent maintenant volontiers dans la décentralisation : Renforcer les populations locales contre les élites malades et corrompues est plus prometteur de durabilité que de construire des puits.
L’idée de gagner la confiance des habitants de Dioro grâce à une offensive dans la transparence est venue d’un conseiller malien en service dans la coopération allemande. Le maire Doumbia a déjà commencé dans ce sens sur les ondes de la radio locale ; à la fin de chaque mois, il fait la mise à plat des comptes publics, en direct de Radio Jedugu (« Radio ensemble »). L’expérience de Dioro a maintenant valeur de modèle : Les citoyens qui ont confiance payent plus d’impôts communaux – ils ne considèrent plus la privatisation de l’Etat par des politiciens cupides comme un phénomène naturel.
«Bien trop de fonctionnaires au Mali sont des voleurs» dit le maire. « C’est pourquoi les gens ne croient quelque chose que lorsqu’ils le voit de leurs propres yeux. Ils veulent être témoins de ce qui se passe. La décentralisation, «dit-il», serait la seule chance pour le Mali de se développer. Au niveau national, l’Etat est tout simplement corrompu.»
Issa Doumbia, 47 ans, est lui-même fortuné, son commerce de riz est florissant, et il tient également une pharmacie. Il n’a pas besoin de la politique, dit-il, ça lui laisse plus d’indépendance. Partout où il fait une apparition, il domine tout le monde par sa grande taille, mais ça lui donne plutôt un air un peu emprunté. Doumbia est un homme accessible, peu prétentieux, un homme en fait tout à fait normal, dans le contexte malien: lorsque nous sommes arrivés à Dioro, le maire « exemplaire » de la coopération allemande venait juste de se marier avec une deuxième femme toute jeune.
Selon les coutumes locales, il doit passer avec elle sept jours dans le huits-clos d’une chambre «nuptiale». Aujourd’hui, c’est le septième jour et nous sommes autorisés à rentrer pour un court moment dans cette petite pièce en pisé produisant une impression plus oppressante que romantique. Une fenêtre minuscule, une vague moustiquaire, un matelas. Le couple drapé de blanc. Dans la pénombre, les yeux brillants de la mariée, 18 ans selon les uns, 15 selon les autres. Doumbia sera le premier à quitter la pièce, quand le jour commencera à se lever; il peut pleuvoir des cordes, il faut qu’il parte, car si à la fin des sept nuits ce n’est pas l’homme qui s’en va le premier, cela signifierait que sa femme le domine.
La polygamie est au Mali largement répandue; pour le maire elle n’entre pas en contradiction avec la démocratie qu’il défend, hors de ses murs, certainement de tout cœur. Après la première nuit passée avec ses deux femmes sous le même toit, il entre en toute candeur dans sa salle de séjour avec un pyjama dont le dessin violet arbore le symbole et les slogans de la journée de la femme, Ido-ikolola, «Tiens-toi droite par tes propres forces». Ainsi s’exprime la décentralisation en Bambara. Mais d’où vient la force ? Le gouvernement a généreusement délégué les tâches vers le bas; ce sont les communes qui doivent maintenant s’occuper de la gestion des écoles, des rues, de l’eau, des ordures; seul l’argent doit rester aussi longtemps que possible à Bamako, parce que là où se trouve l’argent, se trouve le pouvoir.
La ressource la plus importante de Dioro c’est son marché ; 4000 commerçants l’utilisent, certains venant de très loin. Autrefois le marché était sale et ne rapportait pas beaucoup à la commune. Ces deux états de fait ont maintenant changé grâce à la structure démocratique. Cela n’a pas été simple. Le débat avec chacun des secteurs marchands durait un an. Aujourd’hui, l’assemblée générale de chaque branche de commerçants choisit un délégué, les délégués élisent un comité pour une année, lequel dirige le marché.
Le jour du marché, les placiers se frayent un chemin dans la cohue avec des quittances minimes : Il faut s’acquitter de l’équivalent de 8 centimes d’euros pour une charrette avec son âne, 17 centimes pour un stand régulier. Il faut juste ne pas jeter la quittance ! Tout le monde l’a entendu à la radio – afin qu’il n’y ait pas d’abus. Sinon les huit centimes pourraient être encaissés deux fois!
Trois-quarts des rentrées financières atterrissent dans le budget de la commune, le reste sert à maintenir le marché en état. Le comité du marché siège dans un passage ombragé entre deux entrepôts. Son secrétaire note méticuleusement dans un cahier de classe les notes tirées d’un cahier d’écolier que le percepteur en chef du comité lui lit à haute voix. Au Mali, le cahier d’écolier est le signe de reconnaissance de la démocratie de base : Sur ses lignes, les modiques sommes de participation sont consignées avec tellement de minutie et de dévouement que c’est comme si la corruption de gros calibre n’existait nulle part.
Quand Issa Sidibé, le comptable de la commune part en vélomoteur pour faire rentrer les impôts, il porte une chemise impeccable, repassée et des chaussures en cuir fraîchement cirées. « Les vêtements », « précise le trentenaire », « soulignent le sérieux de l’administration ». Il conduit ainsi avec sa tenue soignée à travers la boue et la poussière, car les 48000 habitants de Dioro sont répartis sur 30 villages. Il se rend deux fois dans chaque village, car personne ne peut payer les impôts annuels d’un seul coup, si insignifiants soient-ils de notre point de vue. Huit centimes d’euros par mouton, seize centimes par ânes, 40 pour une vache, trois euros par personne. Derrière, sur le vélomoteur du comptable, est assis un policier pour contrôler le transport de fonds. La commune doit faire la demande particulière d’un policier auprès d’une autorité supérieure.
Depuis peu, Dioro attribue un prix au village à la plus haute moralité fiscale: postes de radio et sacs de riz. Le gagnant de cette année s’appelle Sama, un village de pêcheurs (de l’ethnie Bozo) avenant, blotti contre le Niger. 1600 personnes, trois noms de famille, 100% de contribuables.
Tout est plat à Sama, les maisons en pisé y sont de plein pied, seule la mosquée se risque à être un peu plus haute. Elle brille d’un ocre chaud, car l’argile a été, à la gloire de dieu, mélangée à du bon beurre de karité. Les villageois ont construit la mosquée ensemble, ils font de toute façon la plupart des choses en commun. Les pêcheurs ont tous voté pour le même candidat lors des élections. Ils n’ont pourtant pas voté pour Doumbia, mais pour son concurrent. Malgré cela ils payent maintenant leurs impôts de manière exemplaire; une brèche dans le clientélisme.
Le chef du village amène cinq cahiers d’écoliers, les dossiers fiscaux de Sama. Les cinq membres de son conseil de village y ont noté tous les noms de famille, en écriture arabe, les notables du village n’ont fréquenté que l’école coranique. Le nombre d’acomptes versés par les pêcheurs est une affaire de négociations, « nous devons nous arranger entre nous », nous dit le chef de village en s’excusant. Les habitants reçoivent une quittance pour chaque acompte, un feuillet blanc arraché d’un block perforé minuscule – il s’agit d’un carnet de dons de la coupe de foot Afrique 2002 mis au rebus. Cela ne porte pas préjudice au sérieux de la chose.
On doit connaître tous ces détails pour comprendre qu’il y a encore un autre Mali que celui du Bamako-blues.
Les « plus anciens » de Dioro, ces vieux hommes qui tiennent leur autorité de leurs pères et grands-pères, nous accordent un entretien sur la corruption. Traditionnellement, un Malien de rang ne s’adresse jamais au public sans un intermédiaire ; le sujet de la corruption pousse les anciens à en parler eux-mêmes et voici ce qu’ils disent: « S’il ne tenait qu’à nous, nous tuerions ces fonctionnaires! Ils boivent notre sang! Les ONG étrangères ne doivent plus donner l’argent au gouvernement, ni aux pouvoirs publics, mais à nous directement. Leur donner quelque chose, c’est peine perdue. Les autorités ont seulement l’intention de se développer elles-mêmes, pas le pays.
III. LES BERGERS, LES PAYSANS ET LA JUSTICE DIRECTE
Comme elle peut être verte la zone du Sahel! La saison des pluies a recouvert le paysage, plat comme une planche, d’un vernis vert clair, un tapis vert d’une épaisseur trompeuse vu de loin, clairsemé et irrégulier vu de près. Dans quelques mois, il y aura ici de nouveau un paysage sans vie, les arbres presque morts, les oiseaux envolés. A présent les chameaux se tiennent, étranges, devant les coulisses vertes.
Les dégradations progressives de la route nous indiquent notre arrivée dans le « bush », le milieu de nulle part: d’abord l’asphalte, puis une piste de terre rouge et enfin un chemin de sable mou qui serpente en courbes douces, marqué par les pneus des carrioles tirées par les ânes.
La carriole est à partir de maintenant le véhicule de la situation. Dix villages et pas une seule voiture, c’est la commune de Bellen. Du nord au sud on l’estime à deux jours de charrette. Trois jours de charrette jusqu’à la prochaine ville. Un jour et demi pour atteindre un hôpital. Pas d’électricité, ni de téléphone. Pas de police. Ici on s’endort et on se réveille au braiment enroué, rouillé de l’âne.
Quand le Sahel, «la rive du désert», verdit, alors arrivent les troupeaux, de grands troupeaux, de mille bovins parfois. Ils viennent du côté sud du Niger ; à la recherche de nourriture, ils parcourent durant des mois les vastes étendues jusqu’à la frontière de la Mauritanie. Avec la saison des troupeaux commence la saison des conflits, conflits entre les paysans et les bergers pour la verdure, pour la terre, pour l’eau. Au bord du désert, le changement climatique monte les gens les uns contre les autres. Le fait que les pâtres et les éleveurs appartiennent à l’ethnie Peul et aux Maures alors que les paysans sont des Bambaras n’allège pas la situation. Les longues et minces silhouettes des bergers Peuls s’inscrivent maintenant, comme dessinée à l’encre de Chine, dans le paysage à perte de vue ; sur la tête un chapeau pointu et muni d’un long bâton ils dirigent le troupeau en se balançant d’une manière étrange.
Dans le calme apparent de cette contrée désertique, un nouvel instrument démocratique doit faire ses preuves; la commune de Bellen est à son tour un modèle. Assistés de l’aide au développement allemande, dix villages ont décidé lors d’une assemblée générale une «convention locale», une sorte de droit local pour la protection des ressources naturelles et le règlement des conflits. Les questions de savoir qui habite là, qui passe avec ses bêtes ou bien qui vient chercher du bois de chauffe en cachette – un problème chronique dans un pays où la plupart des gens cuisinent au charbon de bois – sont soumises au droit local. Chacun des dix villages possède maintenant un comité qui organise la préservation de la forêt, demande des comptes aux voleurs de bois et règle les conflits avec les bergers. La commune a le droit de taxer chaque troupeau transhumant.
Arrivée à Toima, un village de 400 âmes. «Une voiture! Une voiture de Bamako!», crient les enfants qui accompagnent la voiture en courant. Ce n’est pas qu’ils aient une quelconque idée de à quoi pourrait ressembler la capitale de leur pays, mais une voiture blanche, occupée par un visage blanc, ça doit venir de Bamako. La voiture peut bien être restée parquée pendant des heures, on n’est pas vraiment arrivé dans un village malien tant qu’on n’est pas allé saluer le chef du village. Puis quelqu’un aiguise un couteau, attrape une poule et peu de temps après, notre repas de midi passe devant nous, sans tête ; il serait vain de s’y opposer. Dans un village malien, les règles de convivialité et d’autorité sont lois d’airain ; les nouveaux instruments démocratiques ne peuvent pas fonctionner s’ils ne les prennent pas en considération.
C’est ainsi que dans le domaine de ce que le jargon des ONG nomme élégamment la « gestion des ressources », il y a un groupe de première importance : Ce sont les chasseurs. Pas seulement parce qu’ils sont les seuls à bien connaître le bush. Un chasseur malien a la réputation d’être fiable, discipliné, compétant; il est le conservateur de la culture et le gardien des savoirs spirituels.
A Toima, le chef des chasseurs, d’un âge assez avancé, est sérieusement dur d’oreille ; ça ne remet pas en question son statut dans le comité des ressources, un autre prend la parole à sa place. Lui aussi est vieux, Moriké Konaré, un homme gracile aux gestes économiques, réservé, une sorte de conciliateur de la paix dans le village. Il montre d’abord la prison pour animaux, un kraal (enclos pour le bétail en Afrique du sud) précautionneusement fermé à clef : Si des troupeaux transhumants endommagent un champ, les coupables seront retenus ici jusqu’à ce que le propriétaire ait payé. Actuellement la prison est vide, heureusement! Tous craignent les conflits entre bergers et paysans, dans le pire des cas il peut arriver qu’il y ait des morts.
Konaré, le conciliateur, raconte le dernier grand incident de Toima: 20 vaches avaient ruiné un champ de sorgo, elles furent enfermées, jusqu’à ce qu’on retrouva leur propriétaire. Une délégation du comité des ressources se rendit alors sur place pour une expertise, avec le propriétaire du champ, le propriétaire des vaches ainsi que des témoins. Les négociations ont eu lieu sur le champ jusqu’à ce que l’unanimité soit atteinte en ce qui concerne les dédommagements pour le champ détérioré, mais aussi pour le fourrage dans la prison des animaux que devrait payer l’éleveur. Au total, quelque chose comme 40 euros. Une fortune ! Les hommes du comité ont éclaté de rire quand il a été demandé si quelqu’un parmi eux avait autant d’argent à la maison. Cette gaieté aide à comprendre l’importance accordée à cette affaire réglée sur le champ. C’est comme si dans une petite ville allemande une Mercedes était rentrée dans un magasin de porcelaine et que les personnes impliquées s’étaient mises d’accord sans la police.
La justice directe se pratiquait déjà autrefois dans les villages. Les maliens sont connus pour leur culture du dialogue ; dans la région du Dogon, les bâtiments de réunion archaïques dont la hauteur n’excède pas 1,20 mètres surprennent le touriste: personne ne peut ici exprimer sa colère en sautant au plafond. Les concepts modernes de décentralisation renouent aujourd’hui avec la tradition que le pouvoir colonial centralisé méprisait. Conformément au style, le comité des ressources de Toima tient ses assises sous un arbre à palabres, un acajou dans le feuillage duquel niche un rossignol. Transférer à la base autant de compétence en droit que possible, et miner ainsi la corruption de la justice au Mali, en lui retirant une partie de ses fonctions. Un paysan, en route depuis trois jours en carriole, pour déposer une plainte est une proie facile pour un fonctionnaire corrompu.
Seulement, on ne doit pas se méprendre: Le village malien est un lieu patriarcal. Ici, demander leur avis aux jeunes n’est pas courant, et c’est seulement suite à notre demande que quelqu’un est allé chercher les deux femmes qui font partie du comité de Toima. Personne n’avait trouvé qu’il valait la peine de nous les présenter.
Voici ce que répond un vieux chef de village au Sahel à la question de savoir ce qu’est la démocratie: « Les êtres humains n’ont plus de respect l’un pour l’autre. Seul celui qui est cultivé jouit du respect. » Il me dit cela à voix basse, avec un ton dramatique comme s’il trahissait un terrible secret. Et le vieux a raison: Il appartient à la dernière génération de ceux qui pouvaient prétendre à la respectabilité d’une personnalité dirigeante, sans savoir écrire leur nom.
Pour les jeunes, la démocratie a la forme élancée d’une antenne de radio dominant les arbres bas du village principal de la commune du Sahel. «La Radio rurale de Bellen» dont la technologie solaire leur a été offerte par les Allemands, permet pour quelques heures par jour une communication par delà les frontières étroites de la famille, du clan et du village. La radio participe surtout à préserver la paix au Sahel. Les animateurs sont originaires de trois ethnies, l’un est paysan, les deux autres pâtres; les Peuls, les Maures et les Bambaras apprennent ainsi chacun dans sa propre langue comment ils peuvent éviter les bagarres pour la terre et l’eau. Une radio multiculturelle pour les causes sérieuses.
Nous avons trouvé Cheikhna Dicko, le Maure, entrain de garder ses chèvres sous des nuages en formation, chargés de pluie. Le berger a le pas léger de celui qui a beaucoup marché ; un semi-nomade dont l’abri familial consiste juste en lit couvert d’une bâche en plastic que le vent fait claquer dangereusement. Enfin! Qui pourrait dans le nord nanti s’imaginer un animateur de la sorte : un homme pieds nus, maigre, aux dents en mauvais état dont l’habit flottant noir, usé, n’est retenu que par une ceinture de cartouches bleue ciel vide l’empêchant de s’envoler.
Mais Cheikhna Dicko a le regard d’un homme fier ; un analphabète qui parle trois langues et savoure sa connaissance. « Quand ils ont besoin de moi au micro, ils l’annoncent à la radio », dit-il en souriant. Et après, chacun sait dans un rayon de deux jours de carriole que ce berger est un homme important. Un homme qui aide à éviter les conflits que tout le monde craint.
Cheikhna Dicko porte toujours sa radio sur lui, un objet relativement gros rangé dans un sac en bandoulière déchiré. Il commence à pleuvoir ; la silhouette de l’homme mince en habit flottant reste gravé dans la mémoire.
IV. LE COTON ET UNE LECON EN DEMOCRATIE
Le taxi qui doit nous amener à la gare routière roule avec des ratés vers une mini-station service; on y vend l’essence en bouteilles au compte-gouttes, comme s’il s’agissait d’un vieux cognac. On doit s’acquitter à l’avance du prix de la course, une somme minimale, afin que le conducteur puisse payer l’essence dont il a besoin pour nous amener à l’hôtel. Une introduction à l’économie de la pénurie dans une société sans réserves. C’est l’économie de la région du coton.
Le Mali est l’un des plus grands producteurs de coton d’Afrique et, si le monde était juste, les habitants de la région de Sikasso, dans le sud-ouest humide et fertile du Mali, devraient vivre dans l’aisance. Or, la situation des paysans se détériore chaque année. Le coton malien est de bonne qualité, entre autre parce qu’il est cueilli à la main, mais il ne rapporte rien à ceux qui traversent les champs le dos courbé, la houe à la main. Au contraire, leur travail appauvrit les fermiers maliens, ils s’endettent chaque année un peu plus, car le cours mondial est si bas que le revenu de la récolte couvre à peine le prix des semences, des engrais et des pesticides trop chers.
Lorsque, en été, les pays du G8 siégeaient à Heiligendamm en Allemagne, un contre sommet africain eut lieu à Sikasso, le sommet des pauvres, sous une simple bannière «Nous refusons un monde dans lequel les fermiers ne peuvent vivre du fruit de leur travail.» Maintenant, après le début de la mousson, la pire période arrive ; les maliens francophones l’appellent soudure, c’est la période des silos vides, quand la nouvelle récolte n’est pas encore là. Soudure, ce mot à la saveur du manque et de la pénurie, annonce la période des ventes d’urgence; les prix des chèvres et des vaches sont au plus bas, les fermiers vendent quand même, ils vendent le peu qu’ils ont à côté du coton.
Nous sommes assis dans la salle d’une commune, autour de nous une ronde d’hommes fatigués et âgés, des chefs de famille. Ils ne sont pas fatigués par la journée, mais par la vie et son absence de perspectives. Derrière nous les urnes en plastique des dernières élections s’empilent contre le mur. Les symboles de la démocratie en gris clair transparent portant le sigle de la coopération au développement germano-malienne. Que ces urnes ont l’air ridicule ici, comme des jouets qu’on donnerait aux enfants pour qu’ils ne dérangent pas, lors qu’il se passe des choses importantes.
Les fermiers assis autour de cette table n’ont qu’une vague idée de la manipulation de leur destin à distance. Le gouvernement des Etats-Unis subventionne chacun de ses exploitants cotonniers avec 100 000 Dollars par année, c’est inconcevable pour le standard malien. Pour obtenir cette somme, un petit cotonnier malien devrait travailler environ mille ans. Ils se sont révoltés avec l’empreinte de leur pouce, ont envoyé une pétition à l’organisation mondiale du commerce ; 800 000 fermiers maliens et les membres de leurs familles. On dit depuis que le Mali est aux premiers rangs du combat pour une concurrence juste. Mais comment se battre avec rien dans les mains et le boulet des dettes aux pieds ? Beaucoup de fermiers sont triplement endettés, auprès de l’entreprise cotonnière, auprès des banques et entre eux.
Un vieux amène le livre des dettes de sa commune, c’est un cahier d’écolier. Et comme ailleurs on inscrit sur les cahiers d’écolier la petite monnaie de la participation, ici sont notées les petites sommes des grands drames. Le pire cas d’endettement des 26 villages alentours est de 500 €. Un gouffre au-dessus duquel les autres se penchent avec des frissons. Comment la famille pourra-t-elle jamais s’en sortir ?
Chacun connait le fardeau de l’autre, chaque famille est au courant de la précarité des voisins. Et c’est donc la vie elle-même qui retient son souffle, plus personne ne se marie, car il n’y a de beau parti nulle part.
Au crépuscule, au temps des semences, ont voit les vieux dans les champs, des silhouettes solitaires en boubou (vêtement traditionnel) blanc. Appuyés sur un long bâton, ils longent les sillons avec le regard contrôleur du patriarche, se penchant ça et là avec leurs membres raides pour arranger quelque chose. Soin traditionnel qui n’est plus qu’un rituel vide, le plus parfait des sillons n’apportera que de nouvelles dettes.
Et quand un fils ou petit-fils qui a été à l’école veut aller en Europe, le vieux lui donne sa bénédiction, les larmes aux yeux. Que lui donner d’autre ? Comment le retenir ?
Chercher des issues.
Oui, la démocratie malienne a aussi apporté quelque chose aux paysans maliens : ils ne sont plus muets, ils ont une voix, des représentants, des activistes et des unions semblables à des syndicats. Et les paysans commencent à s’organiser eux-mêmes là où c’est possible, à la base.
La coopérative Faraguaran est un exemple, une coopérative d’agriculteurs biologiques. Quelques douzaines d’hommes et de femmes se rassemblent le dimanche matin dans la salle de classe de l’école du village, les volets métalliques claquent bruyamment dans le vent. Sur le mur du fond sont accrochés de grandes feuilles de papier servant à apprendre les chiffres de un à neuf, sur le tableau sont notés des calculs pour le budget de la coopérative. Les femmes sont arrivées les premières et se sont toutes assises à droite de la pièce, comme des filles dans une vraie classe. A la manière qu’ont les paysannes de poser leurs mains usées sur les pupitres on peut comprendre qu’elles n’ont jamais tenu de papier ou de stylo.
Le peu d’éducation présente dans la communauté paysanne est employée efficacement : l’instituteur dirige le comité pour le contrôle de la production biologique.
Il y a quelques années l’Organisation d'aide humanitaire suisse Helvetas a commencé à promouvoir la conversion vers le coton biologique. A partir de là s’est développé un mouvement indépendant de 33 coopératives et 4500 paysans, le Mouvement Biologique Malien. Helvetas continue à apporter son aide avec ses conseils, y compris pour la commercialisation. Le mouvement est une sorte de démocratie miniature, chaque coopérative envoie des représentants dans une sorte de parlement. C’est pour cela que les paysans peuvent, à côté de l’étiquette Bio, prétendre à celle du commerce équitable ; les deux ensemble leur garantissant un bien meilleur revenu. Mais, avant tout, les paysans se sont libérés de la servitude de la dette : car ils n’ont plus besoin de pesticides onéreux.
L’atmosphère lors de la réunion dans la salle de classe n’est pas dépourvue de soucis, mais pas sans espoir.
Bäjäfanga, le pouvoir pour tous – peut-être que le seul moyen de l’atteindre est la croissance graduelle de petites démocraties par la récupération, petit à petit, du pouvoir par en bas.
Mais récupération du pouvoir signifie aussi savoir. Comment un paysan malien peut-il décider s’il doit planter le coton génétiquement modifié qu’actuellement un puissant lobby essaye à tout prix de lui vendre ? Le parlement régional de Sikasso tenta une expérience et confia à un jury paysan l’organisation d’une consultation. Jamais auparavant un thème d’une telle importance n’avait été porté directement à la base.
La préparation dura huit mois, avec de l’argent et des expertises venant de Suisse et d’Angleterre. Les membres du jury furent choisis par des comités locaux de sept districts, avec prise en compte de la taille des exploitations et d’un quota de femmes. Il a ensuite fallu trouver des méthodes pour expliquer le génie génétique aux illettrés et trouver de nouvelles expressions en Bambara. Les 45 paysans et paysannes du jury consultèrent pendant cinq jours en écoutant des experts de différents pays. 20 stations de radio locales rendaient compte des discussions en direct de la salle.
Ce fut un grand évènement, Alidiata Bambe y était. La paysanne arrive à l’interview sur une vieille mobylette Yamaha, elle a 57 ans, un regard déterminé et critique. Sa robe jaune affiche les mots «Liberté, Egalité, Solidarité» incorporés dans le dessin et Madame Bambe ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’elle sait ce qu’elle porte. Le tissu vient du forum social mondial ; Madame Bambe est une altermondialiste de la base. Elle plante du riz et du maïs, fait de la confiture de mangue et de tamarin et était assise dans la première rangée du jury paysan. Elle posa beaucoup de questions et ce furent à la fin les femmes du jury qui opposèrent le refus le plus véhément au génie génétique. « Je suis convaincue que c’est nocif pour nous. « dit Madame Bambe » Et si un paysan commence avec cela, malgré tout, nous brûlerons son champ. »?
Les multinationales de l’agro-alimentaire, avec, en première ligne le consortium Monsanto n’ont d’ailleurs pas répondu à l’invitation de parler devant le jury. Leurs lobbyistes préfèrent corrompre des journalistes maliens pour qu’ils écrivent en faveur du génie génétique. Mais apparaître devant un jury paysan? Où irions-nous? Pour Madame Bambe et les autres paysans, l’absence des multinationales fit partie de la leçon en démocratie.
V. LES CHEMINS DE FER ET LA RESISTANCE
Les hommes ont différents moyens pour, en dépit de leur pauvreté, se considérer comme citoyens. Leur donner des droits, comme dans les communes ou dans le cas du jury paysan est un de ces moyens. Leur prendre leurs droits en est un autre. La privatisation des chemins de fer maliens est une illustration de la seconde méthode.
L’horloge de la gare de Bamako est arrêtée, le portail fermé à clef et la place de la gare déserte. Il n’y a plus qu’un train de voyageurs par jour, l’herbe envahit les rails. Le chemin de fer, privatisé sous la pression de la banque mondiale, appartient maintenant à un consortium franco-canadien ; et le nouveau propriétaire a rentabilisé l’entreprise de la manière la plus simple qui soit : le fret est plus rentable que l’homme. La plupart des gares le long du trajet ont été fermées, 26 villages simplement détachés, dont certains n’ont même pas d’accès par la route.
Pendant un siècle, la vie le long du trajet de l’express Dakar-Niger s’est développée au rythme des trains, maintenant ils passent, indifférents. Détaillants, marchés et industries dépérissent. De la colère est né COCIDIRAIL, le « Collectif Citoyen pour la restitution intégrale du chemin de fer », un réseau de groupes le long des rails: victimes, licenciés, exaspérés et bien sûr des stations de radio.
On trouve Tiècoura Traoré, le président du comité, sous un arbre, sur le terrain de la gare, d’un calme fantomatique; sur ses genoux un ordinateur portable : cadeau de solidarité de cheminots français. Des centaines de cheminots syndiqués maliens furent licenciés lors de la privatisation, l’ingénieur Traoré en est le plus célèbre, il était le meneur de la résistance. Cela fait trois ans qu’il est chômeur et certains cheminots l’appellent toujours « le docteur licencié » comme s’ils n’en finissaient pas d’être étonnés qu’un cadre se soit retrouvé du coté des opprimés.
Ailleurs, des coopérants essaient de faire prendre conscience aux maliens de la responsabilité citoyenne envers les biens publics. Traoré, 53 ans, n’a pas besoin d’explications. Pour lui, la privatisation des chemins de fer est une expropriation, un vol au peuple et une honte pour le Mali. «Comment un pays qui se dit souverain peut-il vendre son héritage national comme un sac de noix?! Et le parlement ne fut même pas consulté!»
Cet été, le public de certains festivals du cinéma européens a vu l’ingénieur Traoré. Dans le drame documentaire «Bamako», il y joue un chômeur taciturne et dépressif. Le film a, en effet, été tourné dans la capitale malienne Bamako, dans une arrière cour où la société civile africaine porte plainte contre la banque mondiale et le fond monétaire international dans un procès bizarre et pathétique. Dans son rôle de chômeur dans le film, Traoré potasse le vocabulaire hébraïque pour le cas où Israël ouvrirait une ambassade à Bamako ; il pourrait alors postuler pour un poste de portier. Le véritable ingénieur Traoré croit en quelque chose qui pourrait paraître aussi absurde qu’apprendre l’hébreu au Mali. Une économie solidaire. Une vie en commun qui ne serait pas régie par les règles du profit.
Bäjäfanga, le pouvoir pour tous. Au moins un chemin de fer pour tous. Un chemin de fer pour les citoyens. Dans la lumière du soir, des chèvres arpentent les rails silencieux. Pas de train en vue.