Le village de leurs rêves
de Charlotte Wiedemann / traduction française Emma Chaouane
Kabaté, un hameau dans l'ouest du Mali, qui s’est développé grâce à ses migrants. Histoire d’un réseau de solidarités villageoises, dont la fin s’annonce prévisible.
Après la saison des pluies, appelée l‘hivernage, cette partie du Sahel se recouvre d'un attrait éphémère. Le vert est si intense, qu'il éblouit le voyageur. Cependant, le reste de l'année c’est la sécheresse qui sévit et le jaune qui domine. C'est le nord-ouest du Mali, une terre pauvre et plate. Ici, depuis un demi siècle, aux premières lueurs du jour, les jeunes hommes ficelaient leurs bagages puis les défaisaient pour aller trouver du travail dans d'autres parties du monde.
C'était la coutume certes, mais surtout la nature ne leur en laissait pas le choix. Aujourd’hui, la verdure se raréfie et le climat devient de plus en plus sec.
Non loin se dresse le village de Kabaté : deux minarets et une citerne. Un „taxibrousse“, une modeste charette cahotant tirée par un âne et dirigée par des enfants, arrive vers nous. Quelques hommes vêtus de boubous amples (sorte de larges robes) suivent.
Nous nous arrêtons. On ne pénètre, ni on ne circule comme ça dans un village malien. On doit respecter la tradition, c’est à dire se présenter et exposer les raisons de notre venue, d'abord aux plus âgés du village, puis aux autorités. L’objet de notre visite à Kabaté ? Un article sur les transferts d'argent des migrants participant au développement du village. La mine sur les visages des hommes se décrispe. Ici à Kabaté presque chaque villageois, de plus de 50 ans, est un ancien migrant. Ibrahima Traoré arrive du champ, son boubou rayé taché par la boue. Cette image de ruralité est trompeuse.
Depuis quelques années, Traoré est le Maire de Kabaté et il tente d’améliorer la vie dans son village, dont les maisons sont encore construites en banco (un mélange de terre glaise et de végétaux) et les rues rendues difficilement pratiquables à cause de la boue.
Sans ambages, il pousse quelques chaises en plastiques et commence, dans un français excellent, à nous parler de l'aide au développement puis de cette volonté collective d’améliorer les conditions de vie au village, tout ça financé via le travail à l'étranger des migrants.
Il avait 17 ans, quand il a été contraint de partir. C'était en 1967. Presque la totalité des enfants de sa génération avait déjà quitté le village de Kabaté pour Paris, tous légalement. En France, avec le boum économique, la demande de travailleurs immigrés était forte, de même qu’en Allemagne. Au moment des célèbres évènements parisiens de Mai 1968, dans les manifestations des grosses grèves, se trouvait Traoré, un éboueur noir, qui ne parlait pas encore très bien le français. «C’était comme une initiation. Nous ne connaissions rien du monde.» Plus tard, il a travaillé dans une usine et a appris le métier d’électricien. «L’ambiance était bonne, il n’y avait pas d’hostilité à notre égard. Nous, Africains, étions les bienvenus.» Une phrase comme sortie d’un autre temps qui le rendit silencieux, jusqu’à ce que le braiment d’un âne le sorte de sa rêverie.
En 1988, Traoré est rentré au village des idées plein la tête. Durant les 21 années passées à travailler en France il avait, comme presque tous les Maliens, régulièrement envoyé la plus grande partie de son salaire chez lui au village. A présent, il a fondé une organisation de développement ayant pour but d’investir méthodiquement l’argent des migrants pour l’avenir du village de Kabaté et des villages avoisinants. «Les principaux secteurs d’investissement étaient l’eau et l’éducation» dit-il. Ainsi, des fontaines ont été creusées, la rivière à proximité du village a été endiguée, une petite école a été construite et une campagne d’alphabétisation en direction des femmes a été mise en place. A quelques kilomètres a aussi été érigé un centre de santé, où les femmes des villages environnants peuvent à présent venir accoucher. Plus tard Traoré attira d’autres donateurs pour le projet de reconstruction d‘un circuit d’approvisionnement en eau potable au village, il obtint en Allemagne l’aide de la banque de crédit. Les migrants ont soutenu le projet et financé l’acompte.
La petite école de Kabaté est aujourd’hui appelée „la vieille“. Elle se dresse entre les cultures de maïs et de mil. Il y a deux salles de classe, un toit en tôle ondulée. Au village depuis le début des années 90, ce petit établissement faisait sa rentrée. Les hommes, qui avaient participé au financement de cette école, étaient aussi impatients que les enfants de voir arriver le professeur. Pour la première fois, des jeunes filles du village ont pu prendre leur place sur les bancs de „l’école des migrants“. Entretemps, cet établissement entre maïs et mil a été remplacé par une plus grande école avec six classes; à nouveau essentiellement cofinancée par les migrants. Sur six professeurs, seulement trois sont rémunérés par l’Etat malien, les trois autres sont retribués par le village et ceux qu’on appelle les migrants.
4 000 habitants du village de Kabaté ont donc vécu 2/3 de leur vie à l’étranger. Les stastiques disponibles sont très approximatives. La plupart des chiffres retrouvés dans un bureau modeste de la mairie, auquel est rattaché le village de Kabaté, semblent d’ailleurs peu fiables. Au village, toujours sans électricité, les actes administratifs sont encore rédigés à la main. Sur un carton recouvert de poussière est inscrit „archives“. Selon le secrétaire de la mairie, actuellement, 200 personnes orignaires du village seraient „à l’éxtérieur“; ça sonne comme s’ils étaient en haute mer. 200, c’est bien moins qu’à l’époque de Traoré car l’obtention d’un visa est aujourd’hui devenu plus difficile. Et ces 200, dit le secrétaire, payent les impôts de tout le monde dans le village, ainsi que les frais de scolarité. Lors des grandes fêtes, comme à la fin du mois sacré du Ramadan, un grand repas est préparé à leurs frais et servi pour tout le village là dehors même pour les familles, qui n‘ont pas de parentés à l’étranger.
Une fois par mois ou au moins tous les deux mois, quelqu‘un vient de France pour se rendre au village. Il apporte de l’argent, de l’argent pour tout le village. 7 000 euro, 8 000 euro en espèce, dans un sac, accroché à son ventre. Durant le vol nocturne le menant au Mali, le porteur n’a pas fermé l’oeil, ni durant les 08 heures de bus le conduisant au village. Dans le sac, il y a une liste sur laquelle est inscrite les contributions exactes de chacun des migrants. Ainsi, les frais bancaires ont été évités, plus particulièrement les dispendieuses commissions prises lors des transferts d’argent comme ceux via la Western Union.
L’année passée, 122 millions d’euro ont été envoyés par les Maliens de l’extérieur en Europe et dans les autres parties de l’Afrique. C’est plus que le montant officiel de l‘aide au développement. Entre autres, l’aide officielle provient de l’argent des migrants sans corruption ou déduction à la base. Les Maliens en France sont connus pour leur organisation collective efficace. Ainsi le transfert d’argent vers Kabaté emprunte un circuit composé d’un réseau de personnes de confiance, qu’on appelle „Marenkafo“, un mot qui en langue Soninké exprime l’idée d’un solidarité fraternelle étroite.
Depuis des années, au village ou à Kayes, la ville proche, de nombreuses personnes âgées entrent dans la boutique sans rien payer. Ils se prennent du riz, de l’huile alimentaire, du sucre, du sel, et tout est règlé par l’intermédiaire de virements d’argent provenant de leur fils présents en France. Ces apparentées âgées ne connaissent d’ailleurs souvent plus les prix des denrées qu’ils prennent. Elles savent à peine à combien s’est élèvé le prix du riz ces douze derniers mois, et encore moins combien leur fils en Europe a dû travailler davantage ou restreindre ses propres dépenses pour qu’elles puissent faire leurs courses quotidiennes.
Moussa Konaté a vécu 32 ans en France. A présent, il est retraité et il est rentré au Mali. Moussa est malade et a le visage bouffi. 32 longues années à laver des vêtements dans une blanchisserie, les assiettes dans des restaurants. Il nous parle avec passion et une certaine amertume de ce temps alors même que le fait de parler le fatigue vite.
Quand il quitta le village pour la première fois, il y avait eu successivement trois mauvais hivernages et presque rien à récolter. „ Etre un migrant“ dit-il „ n’a jamais été chose aisée, mais comparé à aujourd’hui, nous avions beaucoup plus de facilités. Autrefois, l’Europe nous accueillait. Aujourd’hui, tout est bloqué. Ils n’aiment plus les musulmans.“ Avec sa retraite, qui s’élève à 600 euro, c’est la totalité de sa famille qu’il fait vivre, soit plus de 35 personnes.“ C’est ce qui se passe pour la plupart des retraités ici“, dit Moussa, puis épuisé, il se tait.
Ils sont nombreux ceux qui ont quitté Kabaté, certains pour trois ans d’autres durant plus de trente ans, mais abandonner complètement le village ne leur a jamais traversé l’esprit, même si la sécheresse s’installe de plus en plus. Les hommes revenaient toujours, après une saison, quand ils avaient travaillé dans les champs d’arachides au Sénégal. Peut-être seulement à la fin de leur vie comme le vieux plongeur Konaté. L’idée fixe, pour ceux qui sont „à l’extérieur“, c’est que le village reste en bon état. Ils veulent penser à leur village, ils veulent le voir dans leurs rêves, ils veulent être fiers de leur village et fiers d’eux-mêmes. Quant à ceux restés au pays, beaucoup pensent à leurs lointains bienfaiteurs, la plupart se sentent d’une certaine manière protégés.
Les hommes de Kabaté ne parlent pas aisément de ce sujet. Les vieux villageois maliens ne se confient pas et encore moins à une étrangère. Les souvenirs de ces années passées à l’étranger aiment à s’additionner, ici sous un arbre à palabres: les coutumes patriarcales ont survécu, tout du moins dans la vie publique du village. Quelques hommes ont durant de nombreuses années vu leur famille seulement durant les congés. Certains ont conçu un enfant durant leur vacances et fait connaissance avec cet enfant que lors des vacances suivantes. Cet argent systématiquement envoyé, c’est aussi d’une certaine manière un dédommagement pour une vie tronquée.
En banlieue parisienne, à Montreuil, que les Maliens nomment leur deuxième capitale, ils partageaient à trois ou à quatre une chambre dans un foyer, pendant que leur prestige croîssait au village. Acquérir ce prestige est un objectif qui a de l’importance chez les migrants. Pour y parvenir, différents chemins s’ouvrent à eux: améliorer la vie au village en est un, construire une grande mosquée en est un autre. Kabaté a depuis peu une deuxième mosquée construite par des migrants. Mais autant la première était le résultat d‘un effort collectif alors que la nouvelle mosquée, dont les très hauts minarets sont visibles de loin, a été financé que par quatre frères d’une même famille. Cela n’a pas plu à tout le monde dans le village. Une seule famille s’est donc octroyée le monopole du prestige religieux.
Le peintre Mahmadou Kébé a gagné l’argent de son entreprise au Cameroun. Aujourd’hui, il donne une image de „prospérité privée“ à ses collègues-migrants. Kébé peint avec des couleurs vives de nouvelles maisons modernes à sa famille. Il les décore luxueusement avec de grosses fleurs, quelques animaux, et très souvent des dessins remarquables d’avion. Vêtu d’un sarrau blanc, le peintre nous accueille amicalement. Il nous montre, ici et là, dispersées dans l’ensemble du village, ses oeuvres: „Observez mon art!“ Ses enfants sont à leur tour devenus des peintres. Le fils de Mahamadou Kébé a réalisé une peinture murale, style Art Disco, où on voit un chanteur avec un microphone, ce qui peut paraître cocasse dans un village toujours dépourvu d‘électricité.
La jeunesse de Kabaté a grandi avec les images d’avions et grâce aux transferts d’argent de leur père. A présent, les jeunes comprennent qu’ils n’auront plus la chance de leurs aînés, c’est à dire aller gagner leur prestige à l‘extérieur. Les portes se ferment et le nord-ouest du Mali, la région de Kayes à laquelle appartient notre village, est comme un miroir de la politique migratoire européenne. Autrefois, les Maliens partaient travailler dans d‘autres parties du monde et migraient même à l’intérieur de l’Afrique. A cette époque, le fait même d’être originaire de ces classiques régions d’émigrants signifiait qu’ils venaient travailler pour un temps donné et qu’ils repartiraient ensuite. Les ambassades aussi savaient qu’ils venaient juste pour travailler. Aujourd’hui, tout est bouleversé; toute personne originaire de Kayes est sans distinction considérée comme suspecte par les ambassades. Attention, celui-ci veut travailler !
Ainsi l’histoire du village de Kabaté, qui avait pourtant bien commencé, ne connaîtra pas une fin heureuse. En effet, comment la jeunesse de ce village doit comprendre, qu‘un système, qui s’est développé en toute transparence et a profité à tant de monde, devrait brutalement aujourd’hui prendre fin sous leurs yeux ? A Kabaté devant un kiosque, un groupe de jeunes se regroupe et entame une discussion, entre eux, loin de leurs aînés. Les murs de leur „kiosque“ (qu’au Mali, on nomme communément un grin) sont recouverts d’images de la Mecque, la religion semble très présente dans la vie des jeunes. Ils semblent pourtant dépités. Au cours de leur discussion, ils rendent hommage à leur école, aborde le sujet de la fontaine, des digues, des différentes acquisitions du village et après un moment, ils disent avec amertume:“Ici, il n’y a rien.“ Ces jeunes pensent à prendre la route, ils pensent constamment à ça. Le Mali n’est pas ouvert sur l’océan contrairement à la Mauritanie d’où partent des embarcations pleines de tragédies et de rêves d’une soi-disante migration illégale.
Notre départ du village de Kabaté se passe comme notre arrivée. En effet, la coutume veut que l’on aille saluer une dernière fois le chef de village avant de partir. Le chef de village est traditionnellement la personnalité la plus importante du village. A Kabaté, c’est un homme tenant un bâton, portant une paire de lunettes sombre pour masquer sa cécité et entouré de nombreux petits enfants, sur lesquels il ne peut porter son regard. Lui aussi a été un migrant, mais il ne l’a été que durant neuf mois. A l’époque, un télégramme urgent de sa famille lui est parvenu à Paris: il devait rentrer immédiatement à Kabaté pour devenir chef de village, charge qui se transmet au sein d’une même famille de génération en génération.
Depuis cet évènement, 40 ans ont passé qui furent fugaces pour ce vieil homme, qui habite toujours dans une maison en banco. Autour de lui, pour notre départ, sont réunis les propriétaires des fameuses maisons neuves de toutes les couleurs avec les avions peints sur les façades, qui font un signe de tête amical et respectueux aux plus âgés avant de prendre place dans l‘assistance.
Le chef de village n’a-t-il pas lui-même pris la décision de revenir vivre au village et ainsi de respecter les traditions ancestrales ? Les jeunes devront à leur tour suivre son exemple et soutenir leur village, même si de jour en jour, la couleur jaune preuve visible de l’assèchement croissant des terres se répand au détriment de la verdure dans la zone Sahelienne, où sis le village de Kabaté.
Source : Publik, 2008
Copyright Charlotte Wiedemann 2009
Traduction française Emma Chaouane (décembre 2010).