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Mai 2015 | Sanamadougou & Sahou (résumé de la lutte 2010-2015)

Nouvelles protestations des habitant-e-s de Sanamadougou et Sahou. Par la section européenne d'Afrique-Europe-Interact

Les deux villages Sanamadougou et Sahou au Mali luttent depuis 5 ans contre l'expulsion de leurs terres par le grand investisseur malien Modibo Keita. Dans ce contexte il y a de nouveau le projet d'une grande action paysanne le 2 juin 2015 – avec un sit-in illimité par les paysannes et paysans concerné-e-s. Le réseau transnational Afrique-Europe-Interact (auquel participent des initiatives de base au Mali, au Burkina Faso, au Togo, en Tunisie, en Autriche, en Allemagne et au Pays-Bas) soutient cette protestation, appelle concrètement à des donations et à des actions de solidarité devant les Ambassades maliens en Europe (1). Car après une longue période sans changement notable, nous avons réussi à exercer une pression considérable non seulement sur l'investisseur responsable mais aussi sur l'administration malienne grâce aux actions menées au Mali et en Allemagne, depuis mai 2014. Surtout, il est important de savoir que si Modibo Keita a obtenu un crédit de 16,8 millions d'euro de la Banque de développement africaine, en septembre 2014, c'est parce qu'il lui avait fourni intentionellement de fausses informations sur l'état actuel du conflit entre lui et les deux villages. Ce texte tente un bilan de la situation actuelle, incluant un retour en arrière sur ces 5 années de résistance à Sanamadougou et Sahou.

Des violations massives des droits de l'homme depuis juin 2010

A l'origine de cette situation: le 10 Juin 2010, l'investisseur malien Modibo Keita, qui est à la tête de l'entreprise Moulin moderne du Mali, concluait un contrat de bail pour une superficie de 7400 hectares dans la zone de M'Bewani avec l'office du Niger, avec l'option d'obtenir dans un deuxième temps 12.600 hectares de plus (Contrat de bail Ordinaire N°001/PDG-ON). Mais les conditions générales du lieu ne convenaient pas à Modibo Keita – aussi en ce qui concerne le manque d'accès à un canal d'irrigation. Il a donc offert aux villages situés 20 km au sud de son implantation de céder leur terrain contre une petite somme d'argent, des cadeaux ou bien de l'échanger contre une terre de substitution. Tous ont refusé à l'exception d'un village qui a troqué 800 hectares contre une petite surface agricole irrigable. A partir de là, Modibo Keita en a profité pour s'emparer d'autres terrains alentours sans le moindre certificat de bail, entre autre sur les surfaces cultivables exploitées par Sanamadougou et de Sao, bien avant la période coloniale. La conséquence en est que les habitant-e-s sont aujourd'hui gravement touchés par la famine et que de plus en plus de personnes sont obligées d'émigrer.

Cela fait cinq ans que les habitant-e-s pointent ce problème crucial à l'aide de nombreuses lettres, pétitions et actions sur la place publique – à vrai dire sans succès. Avec l'aide de la CMAT, “Convergence Maliennes contre les Accaparements de Terres” (2), ils ont intenté un procès en justice à Markala, dont la première audience a eu lieu le 22 février 2012, mais qui n'a toujours pas abouti. Une lettre du Ministre de l'Administration territoriale, de la décentralisation et de l'aménagement du territoire adressée au gouverneur en charge de la région de Ségou, le 22 mars 2013, lui enjoignant de mettre un terme aux agissements inhumains de Modibo Keita, n'a pas beaucoup changé la situation.

Par contre, les forces de sécurité de l'Etat sont intervenues à plusieurs reprises en employant la force; la première fois, le 18 juin 2010, lorsque Mobido Keita avait fait abattre des arbres indispensables à l'économie agro-forestière, sans préavis. Plus de quarante paysans et paysannes ont été arrêtés, d'autres ont été blessés, certains gravement. Par la suite, des actes de violence ont été commis, entre autre par des membres de la gendarmerie, y compris des viols ciblés.

En avril 2014, on aurait pu croire à une évolution de la situation, lorsque le cabinet du premier ministre décidait la mise en place d'une commission d'enquête (N°0011/PM-CAB, 4 avril 2014), mais le rapport final de cette commission s'alignant pour l'essentiel sur les perspectives de Modibo Keita et de l'administration, a suscité une grande déception. Concrètement, il y est concédé que l'administration de l'Office du Niger n'aurait pas pris soin d'informer suffisamment la population des deux villages. De plus, dans la conclusion, est exigé le paiement des indemnisations non encore versées. En même temps, tout ceci laisse entendre que la distribution de la terre dans le cadre du contrat de bail serait une réussite sans bavure, que la question du dédommagement serait réglée et que de surcroît de nombreux habitant-e-s se seraient prononcer en faveur du projet. Ce que les chefs des villages de Sanamadougou et Sahou démentent formellement dans une lettre datée du 21 juillet 2014: ils signalent qu'aucun dédommagement n'a été effectué jusqu'à présent – sauf qu'ils ne peuvent pas être favorable à l'enlèvement de leurs terres. D'ailleurs, 90% des habitant-e-s sont remontés contre le projet. A défaut, l'investisseur mobiliserait systématiquement des habitant-e-s du village voisin de Diado pour des rendez-vous officiels, où ils se feraient passer pour des habitant-e-s de Sanamadougou et de Sahou pour y chanter les louanges du projet (3).

A présent, le conflit a acquis une notoriété au-delà du Mali : l'affaire a été examinée dans un rapport publié par l'institut renommé américain Oakland (4), et l'organisation pour les droits de l'Homme, FIAN International, représentée dans plus de 50 pays, a rédigé en décembre 2014 un rapport détaillé d'une centaine de pages entre autres sur ce conflit (5). Finalement, de nombreux journalistes et représentant-e-s de la société civile malienne et internationale se sont rendu-e-s dans les deux villages, à l'image de plusieurs activistes de Afrique-Europe-Interact qui ont visité sept fois Sanamadougou et Sahou depuis le mois de janvier 2014, dernièrement avec une délégation malienne et européenne en mars 2015.

Les développements depuis l'été 2014

Ce n'est pas par hasard qu'Afrique-Europe-Interact a cherché la coopération avec Sanamadougou et Sahou. Car Afrique-Europe-Interact a établi, déjà depuis 2012, des relations étroites avec différents villages et des collectifs de paysans de l'Office du Niger – une dynamique dont la fondation du syndicat paysan de base COPON, également membre D'Afrique-Europe-Interact, est un résultat. En août 2014, le réseau transnational a apporté un soutien concret à Sanamadougou et Sahou avec quatre tonnes de mil pour faire le pont dans la situation de pénurie alimentaire d'alors et qui persiste jusqu'à aujourd'hui. De plus, Afrique-Europe-Interact s'est adressé avec de nombreuses lettres au président malien et à des responsables de l'administration, et plusieurs rasssemblements de solidarité ont eu lieu en Allemagne, devant l'ambassade malienne, devant le ministère de la coopération économique et du développement et aussi devant la chancellerie fédérale. Le 27 novembre 2014, Afrique-Europe-Interact a soutenu financièrement une grande assemblée de paysans à Sanamadougou à laquelle plusieurs journalistes maliens ont participé. Une autre assemblée, organisée surtout par le COPON, avec des centaines de participant-e-s, a eu lieu le 4 avril 2015 à Niono, et là encore, la situation à Sanamadougou et Sahou a été un des sujets principaux.

Comme résultat de ces activités Afrique-Europe-Interact a été invité le 19 février 2015 pour un entretien au ministère fédéral de coopération économique et de développement, auquel quatre représentant-e-s d’Afrique-Europe-Interact et huit employé-e-s ont participé, venant du Ministère fédéral, de la Société d'investissement et de développement (Deutsche Entwicklungs- und Investionsgesellschaft – DEG), de l'établissement de crédit pour la reconstruction (Kreditanstalt für Wiederaufbau – KfW) et de l'Ambassade allemande au Mali. Lors de cet entretien, Afrique-Europe-Interact a entre autres appris que le comité de remise du crédit de la Banque africaine de développement n'avait accordé le crédit, cité plus haut, à Modibo Keita que sous conditions : d'une part, que dans cette affaire il n'y ait plus de procédure judiciaire en cours, et d'autre part, que les familles concernées aient reçu des dédommagements. Modibo Keita a affirmé avoir rempli ces deux conditions, ce qui ne correspond pas à la réalité, comme Afrique-Europe-Interact a pu constater récemment lors de sa visite, il y a huit semaines : le procès dont la première audiance a eu lieu le 22 février 2012 n'est pas terminé, mais suspendu depuis fin 2012, et seules huit familles ont accepté des dédommagements (sept à Sanamadougou et une à Sahou); le refus de la part des autres villageois-e-s est compréhensible puisqu'ils ne demandent pas de dédommagements, mais la restitution de leurs terres (sans oublier que le procès n'est pas clos).

Ce procès, toujours en cours, a pour objet en fait de déterminer si les superficies exploitées par les Moulins Modernes du Mali correspondent à la zone prévue et inscrite dans le contrat de bail. Le problème est que le territoire fixé dans le contrat n'est décrit que grossièrement. Concrètement, il est délimité comme suit:

  • au Nord par la parcelle de FORAS et celle de ECORICE;
  • au Sud par le Fala de Boky wére
  • à l'Est par la parcelle de SOSUMAR;
  • à l'Ouest par la parcelle de SOSUMAR

Des représentant-e-s d'Afrique-Europe-Interact ont eu de nombreuses conversations au sujet de ces limites avec les villageois-e-s de Sanamadougou et Sahou, et ils ont parcouru à moto les territoires décrits dans le contrat, pour se rendre compte de la situation sur place. Il est apparu clairement que d'une part, les indications d'orientation (nord, sud…) des limites fixées dans le contrat ne correspondent pas avec la réalité, et d'autre part que l'ensemble du territoire a l'air d'être bien plus étendu que 7.400 hectares. A cela s'ajoute, et ceci semble être la plus grosse infraction, que l'endroit prévu pour le prélèvement d'eau, dans le contrat article 5.6, à savoir le canal appelé canal Fala de Boky wéré, semble être à une distance de 20 à 30 kilomètres des champs utilisés actuellement par Moulins Modernes du Mali, alors qu'en réalité les prélèvements d'eau sont effectués dans un tout autre canal. En conclusion, ceci montre que la question litigieuse des territoires officiels prévus pour Moulins Modernes du Mali n'est jusqu'à aujourd'hui toujours pas clarifiée, et ne pourra probablement être résolue que lorsqu'une carte de la zone prévue sera enfin dressée et accessible de façon équitable à toutes les personnes concernées.

Finalement : Le procès à Markala n'évoluant plus, les deux villages ont déposé une requête au tribunal le 3 mai 2013 pour une interruption provisoire des travaux jusqu'à la tenue du véritable procès. Cette plainte a cependant été refusée pour des raisons formelles et de fond, bien que force est de constater que des informations ont été ici utilisées et qui jusqu'à aujourd'hui demandent à être expliquées. Ainsi, dans le jugement du 19 juin 2013, Moulins Modernes du Mali aurait délimité ses territoires à l'aide de données GPS. Ceci n'est à l'évidence guère plausible, puisque le problème réside justement dans le fait que les limites décrites dans le contrat ne sont pas assez clairement précisées, et donc encore moins discernables avec des données GPS.

En ce qui concerne les dédommagements, Modibo Keita a présenté à la Banque africaine de développement une liste avec les noms de toutes les familles de Sanamadougou et Sahou qui auraient reçu un dédommagement. Afrique-Europe-Interact a obtenu cette information de la part d'une employée de l'Ambassade allemande à Bamako qui a pu consulter cette liste. Les villageois-e-s ont réagit avec beaucoup d'indignation en apprenant cette nouvelle. D'après eux, il ne s'agit que d'un petit nombre de familles qui auraient accepté, au début du conflit, de recevoir une compensation financière, plutôt symbolique, en guise de dédommagement pour la perte de leurs terres. Plus précisément, il s'agirait d'une famille à Sahou et de sept familles à Sanamadougou. Pour appuyer leurs propos, les villageois-e-s de Sanamadougou et de Sahou ont dressé deux listes avec les noms des familles complètes (avec signatures), qui n'ont reçu aucun dédommagement. En outre, il ne faut pas oublier que les habitant-e-s refusent presque à l'unanimité de recevoir des dédommagements, principalement parce qu'ils remettent en question la légitimité juridique et politique des actions de Moulins Modernes du Mali. Il est très irritant pour eux que la rumeur, à savoir que beaucoup de familles auraient accepté des dédommagements, continue à courir, et ceci malgré de nombreuses rectifications sans ambiguïté de la part des deux villages (notamment dans la lettre déjà mentionnées ci-dessus, de juillet 2014).

Situation actuelle

Depuis, les deux villages ont chargé un avocat renommé et spécialiste des droits de l’homme à Bamako d’obtenir auprès du tribunal responsable de Markala la reprise ou la continuation du procès. De plus, Afrique-Europe-Interact a de nouveau envoyé des lettres au président malien, aux représentant-e-s responsables du gouvernement et de l’administration, au ministère allemand de la coopération économique et du développement, ainsi qu'au département anti-corruption de la Banque africaine de développement. C'est pourquoi, il est bien sûr très positif que le Premier ministre malien se soit adressé par lettre à Afrique-Europe-Interact pour laisser entrevoir une résolution des problèmes. Un deuxième sujet de satisfaction est que l’administration responsable a envoyé des arpenteurs qui ont, avec les habitant-e-s de Sanamadougou et Sahou, pris la mesure de leurs champs . En somme, tout ça nous montre que la résistance soutenue depuis longtemps par différents acteurs (particulièrement par la CMAT) commence à porter ses fruits. Et c'est un bon signe. Par ailleurs, Sanamadougou et Sahou ne sont pas les seuls villages affectés par l’accaparement des terres, c'est un fait. En ce sens, il est à signaler qu‘Afrique-Europe-Interact et le COPON soutiennent aussi d’autres communautés. C'est ainsi qu'il a été possible de dévoiler un cas de corruption supposé au sein d’un projet de la coopération allemande sur la commune Siengo Extension, dans la zone de N'Débougou. En effet, les terres récemment mises à l'irrigation initialement destinées aux habitants de Siengo extension, ne leur ont pas été attribuées, car les chefs de villages responsables se les sont approprié, en collaboration avec des employé-e-s de l’Office du Niger, ou bien elles ont été revendues à des tiers fortunés. Il faut souligner que: quelques jours après qu‘Afrique-Europe-Interact ait présenté ce cas, sur la base de ces propres recherches, à l’ambassade allemande à Bamako (et en présence de la personne de contact malienne de l’administration de l‘Office du Niger), l’Office du Niger laissait entrevoir la possibilité d'une redistribution des terres.

(1) Voir appel aux dons (en allemand): https://www.betterplace.org/de/projects/27746?utm_campaign=ShortURLs&utm_medium=project_27746&utm_source=PlainShortURL
(2) La CMAT est constituée des groupes suivants: AOPP : L’Association des Organisations Professionnelles Paysannes, CAD-Mali : Coalition des Alternatives Africaines Dettes et Développement, CNOP-Mali : Coordination Nationale des Organisations Paysannes du Mali, LJDH : Ligue pour la Justice, le Développement et les Droits de l'Homme, UACDDDD/No Vox: Union des Associations et de Coordination d’associations pour le Développement et la Défense des Droits des Démunies. En plus de relation publiques et consultation jurdique la CMAT a participé à l'organisation de plusieurs manifestations aussi – entre autres concernant Sanamadougou et Sahou.
(3) Voir rapport et lettre (en francais): http://afrique-europe-interact.net/1363-2-Rapport-und-lettre-Sanamadougou-et-Sahou-Juillet-2014.html
(4) Voir rapport (en francais): http://www.oaklandinstitute.org/comprendre-les-investissements-fonciers-en-afrique-rapport-mali
(5) Voir rapport (en francais): http://www.fian.org/en/news/article/detail/land_grabbing_and_human_rights_in_mali/