« Pour la réappropriation du service public du rail »
Interview : Tiécoura Traoré (syndicaliste malien)
À l’occasion de sa venue en France en juin dernier, nous nous sommes entretenus avec Tiécoura Traoré, fondateur du Cocidirail (Collectif citoyen pour le développement intégré et la restitution du rail malien), une organisation de lutte née lors de la privatisation du rail malien qui est désormais exploité par une société franco-canadienne, Transrail SA. Le Cocidirail mène un combat pour dénoncer la privatisation, rétablir les licenciés, veuves et retraités dans leurs droits et promouvoir un véritable service public du rail. Tiécoura, lui-même cheminot, a été licencié, il y a deux ans, pour ses activités au sein du Cocidirail.
Alternative libertaire : Quelle est la situation du rail au Mali ?
Tiécoura Traoré : Le chemin de fer est privatisé au Mali de la manière la plus grossière depuis le 1er octobre 2003, avec pour conséquence, au quotidien, paupérisation généralisée, détresse humaine, désolation, misère et déchéance pour les femmes et les hommes aussi bien que pour la jeunesse de la région et l’économie locale et nationale.
Le rail est un secteur qui n’est nullement pris en compte par la puissance publique. Depuis la dissolution de la Régie de chemin de fer du Mali, plus personne ne s’occupe de la gestion courante, encore moins de l’avenir du secteur ferroviaire au Mali.
Et plus généralement des services publics ?
Tiécoura Traoré : Quant aux services publics, il y a un véritable démantèlement qui est en cours. La population ne réalisant pas les enjeux réagit seulement après coup.
Peux-tu nous décrire le combat mené par Cocidirail ?
Tiécoura Traoré : Cocidirail s’est donné pour vocation de rendre le chemin de fer au peuple malien de manière à lui servir de facteur fondamental de développement intégré et durable. En ce moment, l’association développe un travail d’information, de sensibilisation et d’accompagnement des plus larges masses populaires aux fins d’appropriation de la chose publique et combat pour sa sauvegarde et son développement. Dans ce dessein, pendant les trois années de son existence, Cocidirail a organisé des conférences-débats, des conférences de presse, des séminaires, des meetings d’information et de protestation, des marches de soutien et de dénonciation, pris part à des forums sociaux nationaux, étrangers et mondiaux. Le Collectif citoyen qui est un réseau national et international a développé son implantation dans la région du rail malien, produit des lettres ouvertes, des déclarations, un manifeste et des émissions radiodiffusées à diverses personnalités, populations et institutions.
Quel lien Cocidirail a-t-il avec le mouvement syndical au Mali ?
Tiécoura Traoré : Cocidirail n’est pas un syndicat, il est né au moment où le mouvement syndical malien a montré son incapacité à faire face à sa mission de contre-pouvoir dans le cadre de la privatisation des services publics, dans le contexte de violation de tout ce qui pouvait l’être.
Plus particulièrement dans le cas du chemin de fer, les syndicats ont très souvent considéré la privatisation comme “ incontournable ”, ce qui s’est accompagné du démantèlement de ces organisations eu égard aux contradictions internes assez souvent liées aux prises de position des différents clans. Cocidirail entretient des relations très ouvertes et engagées auprès de syndicats et des centrales syndicales qui ne répondent pas avec autant d’engagement et d’ouverture. Nous leur apportons régulièrement les informations, nos prises de position, nos propositions d’actions en commun… hélas, nous avons réussi très peu de choses ensemble. Le Collectif citoyen continuera à travailler à la création de synergie avec toutes les composantes de la nation dont les syndicats au niveau national et international.
Peux-tu nous faire un rapide descriptif de la situation syndicale au Mali ?
Tiécoura Traoré : Le syndicalisme au Mali traverse une période très difficile, les centrales que sont l’Union nationale des travailleurs du Mali (UNTM) et la Confédération syndicale des travailleurs du Mali (CSTM) “ se tirent dans les pattes ”. Il n’est pas rare de voir une centrale appeler ses membres à ne pas observer un mot d’ordre quand bien même il revêt l’intérêt de tou(te)s, juste pour affirmer sa capacité de nuire à l’autre. Il existe en outre quelques syndicats sectoriels tels que le Syndicat autonome de la magistrature, La Fédération nationale de l’éducation qui est très proche de la CSTM.
Quels sont les soutiens internationaux reçus par Cocidirail ?
Tiécoura Traoré : Cocidirail a bénéficié du soutien moral et financier des forums sociaux sénégalais et européen et de certaines organisations françaises depuis quelques années. Il s’agit des syndicats Solidaires comme la fédération Sud-Rail et ses syndicats, Sud-PTT, Sud-Education, de la CGT à travers la confédération et les composantes comme la fédération des cheminots. Alternative libertaire Rail et la CNT ont apporté leur soutien moral depuis 2004. Attac et Peuples solidaires nous accompagnent depuis plus de deux ans. Nous avons obtenu pour conduire la lutte, mener les dossiers juridiques et faire face aux difficultés matérielles et financières de Cocidirail et de son président une aide financière totale de près de 4 000 euros. Notre présent séjour est entièrement pris en charge par Attac, l’Union syndicale Solidaires, Sud-Rail, la CGT, Peuples solidaires et d’autres bonnes volontés.
Quels sont les besoins ?
Tiécoura Traoré : Les besoins de Cocidirail sont importants. Le Collectif citoyen est un réseau territorial et organisationnel qui est très jeune, il aura trois ans le 31 août 2006, il comporte près de 700 détenteurs de carte de membre dont près de 70 personnes d’autres nationalités qui s’acquittent de cotisation de façon très variable. Le plus important est que nous faisons face à la puissance publique qui a fait le choix de composer avec les multinationales sans se préoccuper des conséquences pour la nation et les lois du pays et de la décence humaine.
Nous avons besoin d’appui moral et juridique, il est très important de se sentir une partie du monde. Nos campagnes diverses marchent au moyen d’équipement de communication (outil informatique, système sono, mégaphones, duplicopieur, …) et aussi grâce à des moyens mobiles d’alimentation en énergie électrique tels qu’un petit groupe électrogène ou des plaques solaires équipées d’onduleurs, des moyens financiers pour le fonctionnement, le règlement des services fournis par les radios privées que nous sollicitons, pour conduire les affaires judiciaires en cours, pour soutenir et garantir ceux qui entreprennent ensemble des activités génératrices de revenus afin de sortir de la situation de détresse dans laquelle ils ont été plongés…
Quelle vision de la société développe Cocidirail ?
Tiécoura Traoré : Nous faisons de notre mieux pour créer les conditions objectives et subjectives de l’établissement d’une société où la citoyenne et le citoyen sont le moteur du développement dans la démocratie, la justice et la paix. C’est pourquoi, notre devise sonne comme suit : “ La démocratie sait se passer des héros, elle est portée par les citoyennes et les citoyens ”.
Pour nous la démocratie n’est pas une question de nombre, c’est plutôt une question de droits dont les droits économiques et le droit d’être fidèlement informé de la chose publique, mais c’est aussi une question de devoir, le devoir d’agir dans l’intérêt de la communauté. Il est aussi important de faire de la représentation démocratique (élections) que d’assurer le contrôle citoyen basé sur la communication. Je profite de cette occasion pour adresser, au nom de tous les membres et sympathisants de Cocidirail l’expression de ma profonde gratitude à tous ceux qui pensent à nous et apportent leur appui à faire avancer la cause du rail malien et de la justice.
Merci à tous.
Propos recueillis par Alternative libertaire Rail
Quelques jours après cet entretien, une grève unitaire était organisée chez Transrail SA sur l’initiative des syndicats Sytrail (Mali) et Fetrail (Sénégal).
Extraits d’un communiqué du Cocidirail :
“Les premiers responsables des syndicats (Sutrail au Sénégal et Sytrail au Mali) ont été mis au service de la direction par divers moyens (lavage de cerveaux, corruption financière, confiscation de l’information interne, etc.) Ces deux exécutifs, soupçonnés, désavoués pour fait d’intelligence avec la direction de l’entreprise ont été mis en minorité par la création de Fetrail (au Sénégal) et la pétition largement signée, le renouvellement des bases de Sytrail et la tenue d’un congrès (au Mali) qui a consacré le rejet définitif du Comité exécutif mis en place le 5 août 2004.
Cette mesure n’aura pas suffit pour faire entendre raison… Une débauche d’énergie a été mise au service d’actions de diversion, de désinformation, d’obstruction de toutes sortes, de pressions policières et judiciaires, de menaces physiques et verbales, de séquestrations des responsables syndicaux régulièrement élus et déferrés par la gendarmerie devant le procureur de la république. Encore au moment où s’écoule la première journée de grève réussie, les premiers responsables de Sytrail sont séquestrés par le procureur de la République qui n’a pas hésité à leur intimer l’ordre de ne pas l’observer.
La grève unitaire des 12, 13 et 14 juillet a pour exigences :
- Rejet de la nouvelle grille salariale ;
- Rejet du protocole d’accord du 23 mai 2005 ;
- Rejet de la relation de maîtres à esclaves instauré par la direction de Transrail ;
- Application correcte de l’accord d’établissement ;
- Respect des lois et règlements en vigueur au Mali et au Sénégal ;
- Respect des clauses de la concession ;
- Rejet du mépris affiché par la direction de Transrail face aux revendications des travailleurs ;
- Reprise des travailleurs, victimes de licenciement en violation flagrante de la Convention de concession ;
- Prise en charge du mémorandum des cadres ;
- Départ du Directeur général
Ces motifs montrent bien l’état déplorable de la situation dont la responsabilité incombe entièrement à la direction de Transrail et aux gouvernements qui ont décidé la privatisation des réseaux ferroviaires. Ceci justifie “qu’en cas d’absence de compromis les deux organisations se réservent le droit d’observer une grève générale illimitée jusqu’à l’obtention d’une solution satisfaisante.”
Nous tenons à vous apporter tout notre soutien et notre solidarité agissante dans la lutte que vous menez. La démarche internationaliste que vous êtes en train de développer nous est très proche, elle est l’une des bases essentielles du syndicalisme et le socle de la solidarité et des futures victoires des forces du progrès sur celles de la régression sociale en général et du libéralisme.”
Publié le 5 septembre 2006 par Commission Journal (mensuel)