Guantanamo Libye: le nouveau gendarme des frontières italiennes
TRIPOLI – La porte en fer est fermée à double tour. De la petite lucarne se montrent les visages de deux jeunes africains et d’un Egyptien. L'odeur âcre qui vient de la cellule me brûle les narines. Je demande aux trois de se déplacer. La vue s'ouvre sur deux chambres à coucher, de trois mètres sur quatre. Je croise les regards d’une trentaine de personnes. Empilés les uns sur les autres. A terre je vois des nattes et quelques matelas de mousse crasseux. Sur les murs, quelqu'un a écrit Guantanamo. Mais nous ne sommes pas à la base américaine. Nous sommes à Zlitan, en Libye. Et les détenus ne sont pas des terroristes présumés, mais des immigrants arrêtés au sud de Lampedusa et laissés moisir dans des prisons délabrées en partie financées par l'Italie et l'Union européenne.
Les prisonniers se pressent contre la porte de la cellule. Ils ne reçoivent pas de visite depuis des mois. Certains élèvent la voix: “Aidez-nous!”. Un jeune homme étend sa main au-delà de ceux de la première rangée et il me donne un petit morceau de carton. Il y est écrit au stylo un numéro de téléphone. L’indicatif est celui de la Gambie. Je le mets dans ma poche avant que la police ne s’en aperçoive. Le jeune homme s’appelle Outhman. Il me demande de dire à sa mère qui est encore en vie. Il est en prison depuis cinq mois. Fabrice quant à lui n’est pas sorti de cette cellule depuis neuf mois. Les deux ont été arrêtés lors de coups de filet dans les quartiers d'immigrés à Tripoli. La police libyenne s’est engagée dans de telles opérations depuis des années. Depuis qu’en 2003, l’Italie a signé avec Kadhafi un accord de collaboration pour faire obstacle à l'immigration, et a envoyé des vedettes sur l’autre rive, des véhicules tout terrain et des sacs mortuaires, avec l'argent nécessaire pour payer des vols de rapatriement et trois camps de détention. Depuis, des dizaines de milliers d'immigrants et de réfugiés sont arrêtés chaque année par la police libyenne et détenus dans environ 20 centres délabrés dispersés dans tout le pays, dans l’attente d’un rapatriement. En collaboration avec un collègue allemand, nous sommes les premiers journalistes autorisés à visiter ces centres.
“Les gens souffrent! La nourriture est mauvaise, l'eau est sale. Il y a des femmes malades et d’autres enceintes. “ Gift a 29 ans. Elle vient du Nigeria. Elle porte toujours le même vêtement qu'elle avait lorsqu’elle a été arrêtée trois mois plus tôt, désormais réduit à l’état d’un chiffon sale et usé. Elle se promenait avec son mari. Ils n’avaient pas de papiers et ont été arrêtés. Elle ne l’a pas revu depuis lors, il a été entre temps rapatrié. Elle dit avoir laissé ses deux enfants à Tripoli. Elle n’a plus de nouvelles d’eux. Elle vivait en Libye depuis trois ans. Elle travaillait comme coiffeuse et n'avait aucune intention de traverser le Canal de Sicile. Comme beaucoup de immigrants mis en détention par les gendarmes de la nouvelle frontière italienne.
Y.. lui il y avait pensé à l’Europe. Et comment ! Déserteur de l’armée érythréenne pour demander l'asile politique, il s’était embarqué deux mois plus tôt pour Lampedusa. Mais ils ont été appréhendés en mer. Par les Libyens. Depuis ce jour-là, il est enfermé à Zlitan. Lui aussi, sans aucune confirmation de l'état d’arrestation. Avant de le faire entrer dans le bureau du directeur, un agent de police lui chuchote quelque chose à l'oreille. Il acquiesce d’un signe de tête. Lorsque nous lui posons une question sur les conditions de détention, il répond: “Everything is good.” Tout va bien. Il est complètement effrayé. Il sait que chaque mauvaise réponse peut lui coûter un passage à tabac. Le directeur du camp, Ahmed Salim, sourit satisfait des réponses et nous assure qu’il ne sera pas déporté. Dans les prochaines semaines, il sera transféré au centre de détention de Misratah, 210 km à l'est de Tripoli, où sont rassemblés les détenus de nationalité érythréenne.
Dans la province il existe trois autres centres de détention pour étrangers, à Khums, Garabulli et Bin Ulid. Mais ce sont des établissements plus petits et les détenus sont ensuite transférés au camp de Zlitan, qui peut contenir jusqu'à 325 personnes, dans l’attente du rapatriement. Mais combien y a-t-il de centres de détention en Libye? Sur la base des témoignages recueillis au cours des dernières années, nous en avons compté 28, principalement concentrés sur la côte. Il en existe de trois types. Il y a de vrais centres de regroupement, comme ceux de Sebha, Zlitan, Zawiyah, Kufrah et Misratah, où sont concentrés les migrants et les réfugiés arrêtés au cours des opérations coup de filet ou à la frontière. Ensuite, il y a les petites structures, telles que Qatrun, Brak, Shati, Ghat, Khums… où les étrangers sont détenus pendant une courte période avant d'être envoyés dans les centres de regroupement. Et puis il y a les prisons: Jadida, Fellah, Twaisha, Ain Zarah… Prisons de droit commun, où des pavillons entiers sont consacrés à la détention des étrangers sans papiers. Même dans les prisons, les conditions de détention sont mauvaises. Gale, parasites et infections sont les moindres des maux. Beaucoup de femmes souffrent d'infections vaginales. Et les décès ne manquent pas, principalement en raison de l'absence de soins de santé ou à une hospitalisation trop tardive. Le nom le plus commun dans les récits des migrants est celui de la prison Fellah à Tripoli, mais qui a pourtant été récemment démoli pour faire place à un grand chantier de construction, en relation avec le remodelage de toute la ville. Sa fonction a été reprise par Twaisha, une autre prison, située près de l'aéroport.
Koubros s'est echappé de Twaisha il y a quelques semaines. C’est un réfugié érythréen âgé de 27 ans. Il vivait au Soudan, mais après la déportation de l'un de ses amis à Khartoum, il est parti pour l'Europe. De Twaisha il est sorti avec des béquilles. Il ne pouvait pas payer la somme d'argent que lui avait demandé un policier ivre, et il a été durement matraqué. Il est sorti grâce à une collecte en cellule de ses camarades érythréens. Ici pour corrompre un agent de police 300 $ suffisent. Je le rencontre devant l'église de San Francesco, à Tripoli. Comme chaque vendredi, une cinquantaine de migrants africains attendent l'ouverture de la Caritas. Tadrous est l'un d'eux. Le 6 Octobre dernier, il est sorti de la prison de Surman. Il est l'un des rares à avoir été jugé par un tribunal. Son histoire m'intéresse. 90 personnes étaient parties de Zuwarah, au mois de Juin 2008. Mais finalement ils avaient été obligés de faire demi tour à cause d’une mer démontée. A peine débarqués, ils furent attrapés et emmenés à la prison de Surman. Le juge l'a condamné à 5 mois d'enfermement pour émigration illégale. Je lui demande s'il a été assisté par un avocat. Il rit, secouant la tête. La réponse est non.
Rien d'étrange, me dit plus tard l'avocat Abdussalam Edgaimish. La législation libyenne ne fournit pas d'aide juridique pour des délits passibles de peines inférieures à trois ans. Edgaimish est le président de l'ordre des avocats de Tripoli. Il me reçoit dans son bureau, avenue du Premier Septembre. Il nous explique que les arrestations et la détention des migrants, n'ont aucune base juridique, ni validation de la cour. Même en Libye, une personne ne peut pas être privée de la liberté sans un mandat d'arrêt. Mais ça c'est la théorie. Au contraire la pratique est celle des rafles en faisant du porte-à-porte dans la banlieue de Tripoli.
“Les migrants sont victimes d'une conspiration entre les deux rives de la Méditerranée. L'Europe ne voit qu'un problème de sécurité, personne ne veut parler de leurs droits”. Jumaa Atigha aussi est un avocat de Tripoli, diplômé à Rome en 1983. Depuis 1999, il a dirigé l'Organisation des droits de l'homme, financée par la Fondation de l'aîné de Kadhafi, Saïf al Islam. L'année dernière, il a démissionné. Depuis 2003, il a mené une campagne qui a abouti à la libération de 1.000 prisonniers politiques. Il décrit un pays en évolution rapide, mais encore loin d'une situation idéale à l'égard des libertés politiques et individuelles. Atigha connaît personnellement les conditions de détention en Libye. Entre 1991 et 1998, il a été emprisonné sans jugement, en tant que prisonnier politique. Il nous dit que la torture est couramment pratiquée par la police libyenne. “Depuis 2003, nous avons fait une campagne contre la torture dans les prisons. Le manque de conscience fait que les policiers se sentent engagés au service de la justice, alors qu'ils sont en train de torturer le gens”.
Mustafa O. Attir pense de la même façon. Il enseigne la sociologie à l'Université d'El Fatah, à Tripoli. “Ce n'est pas un simple problème de racisme. Les Libyens se comportent bien avec les étrangers. Le problème est au niveau de la police.” Attir sait ce qu'il dit. Il est rentré dans les prisons libyennes comme chercheur en 1972, en 1984 et 1986. Les agents de police n'ont pas étudié – il continue – et ils ont été formés par la culture de la punition.
Ses paroles me font repenser aux coiffeurs ghanéens dans la médina, aux tailleurs Tchadiens, aux boutiques des Soudanais, aux serveurs Egyptiens, aux femmes de ménage marocaines et aux africains armés de balais de bambou pour nettoyer toutes les nuits les routes des marchés. Alors que les Érythréens se cachent dans les banlieues de Gurji et Krimia, des milliers d'immigrés africains vivent et travaillent, dans des conditions d'exploitation, mais malgré tout sans gros problèmes. Certainement, pour les Soudanais et les Tchadiens, tout est plus facile. Ils parlent l'Arabe et sont musulmans. Leur présence en Libye dure depuis dix ans, et est donc tolérée. Même chose pour les Egyptiens et les Marocains. Mais pas pour les Érythréens et les Éthiopiens. Eux ils sont ici seulement pour passer en Europe. Souvent, ils ne parlent pas l'Arabe, ils sont chrétiens, et leurs grands-parents ont fait la guerre contre les Libyens à côté des troupes coloniales italiennes. Et son facilement attaqués par des délinquants qui pensent qu'ils ont de l'argent sur eux. Pour les Nigérians, et plus généralement pour les sub-sahariens anglophones, c'est encore différent. Qu'ils se dirigent vers l'Europe ou non, leur sort en Libye doit systématiquement subir les préjudices envers les Nigérians, nés à la suite de certains faits divers. Ils sont accusés de vendre drogue, alcool et de contrôler la prostitution, d'être des voleurs et des assassins, et de diffuser le Sida.
En 2007, le professeur Attir a organisé trois séminaires sur le thème de l'immigration dans les pays arabes. En Libye il est l'un des plus experts. Et il dément les chiffres qui circulent en Europe. “Deux millions d'immigrés en Libye, prêt à partir pour l'Italie? C’est faux”. En réalité, il n'existe aucune statistique. La population libyenne est de cinq millions et demi de personnes. Les étrangers ne peuvent raisonnablement pas être plus d'un million, y compris les immigrants arabes Égyptiens, Tunisiens, Algériens et Marocains. La plupart d'entre eux n'ont jamais pensé à traverser la mer. Ils sont ici pour travailler. La Libye a besoin d'eux, parce que c'est un pays très peu peuplé et surtout parce que les Libyens ne veulent plus faire des travaux lourds et mal payés. Attir connaît les pressions que l'Europe est en train d’exercer sur Tripoli pour que la Libye ferme ses frontières. Mais il sait aussi que “il n'y a aucun moyen de le faire.”
La côte libyenne mesure à peu près 1.800 km de long, en bonne partie inhabitée. Le colonel Khaled Moussa, chef des patrouilles anti-immigration de Zuwarah, ne pense pas que les six bateaux promis par l'Italie vont résoudre le problème. Bien sûr ils pourraient être utilisés afin de mieux patrouiller la mer entre la frontière tunisienne, Ras Jdayr, et Sabratah, reconnaît-il. Mais ce ne sont que 100 km. Soit 6% des côtes libyennes. Et les points de départs se sont déjà déplacés entre Khums et Zlitan, à plus de 200 km de Zuwarah. Le département de lutte contre l'immigration de Zuwarah a été créé en 2005. Le nombre de migrants arrêtés a chuté de 5.963 en 2005 à 1.132 en 2007. Pour le chef du département d'investigation, Sala el Ahrali, les données indiquent le succès des mesures répressives. Beaucoup d'organisateurs de voyages ont étés arrêtés, c'est pourquoi les départs ont baissé. Tous les dix kilomètres, il y a une tente au milieu de la plage, qui sert de point d'appui pour les patrouilles terrestres de la police. Mais en tout et pour tout, 50 km seulement sont contrôlés. Entre la frontière tunisienne et Mellitah, près des installations de traitement du gaz de la compagnie italienne Eni et de la Libyenne National Oil Company.
À Mellitah commence le Greenstream, le plus long gazoduc sous-marin de la Méditerranée. Il relie la Libye à Gela, en Sicile. Ironie du sort, il passe sur la même route qui conduit les migrants à Lampedusa. Sur la surface de la mer l'Europe envoie ses forces militaires pour bloquer les êtres humains. Tandis qu’au fond des abysses, huit milliards de mètres cube de gaz par an prennent la même route sans problème, dans les conduites posées sur le fond de la mer, au milieu des ossements de milliers d'hommes et de femmes morts aux portes du libre échange. Une image qui résume parfaitement les relations diplomatiques des cinq dernières années, entre Rome et Tripoli, dictées par le slogan “plus de pétrole, moins d'immigrés”.
Traduit par Vincent Cousi (02/02/09)