Pour la liberté de circulation & le développement équitable!

INITIATIVES TRANSNATIONALES

De la caravane Bamako-Dakar à la résistance quotidienne

Par Olaf Bernau (NoLager Bremen)

Le point de départ était incontestablement inhabituel – à une époque où les conséquences du démantèlement sans précédent des pratiques solidaires internationales des années 1990 sont encore douloureusement palpables, environ 250 activistes de base, Africains et Européens, organisaient une «Caravane Bamako-Dakar pour la liberté de circulation et le développement équitable» qui a voyagé à travers le Mali et le Sénégal, un projet dont le but avait été justement défini par un participant malien: «Nous respirons tous le même air» (1).

On s’est aperçu par la suite que maintenir les nouveaux contacts s’est avéré assez compliqué dans des contextes d’action très différents et des réalités de vie très différentes – même si le réseau Afrique-Europe-Interact est sorti grandi de cette première réalisation. Tandis que les activistes européens fabriquent du matériel pédagogique, collectent des fonds et envoient une délégation aux répercussions médiatiques au camp de réfugiés de Choucha, en Tunisie, à la frontière libyenne, au Mali et dans le reste de l’Afrique de l’Ouest, la crise sociale chronique s’est aggravée à nouveau durant les douze derniers mois. Ces pays connaissent une augmentation du prix des denrées de première nécessité et le landgrabbing, accaparement des terres fertiles pour les brader à des fonds d’investissements, des banques et des sociétés multinationales. Ils connaissent aussi le drame du retour plus ou moins volontaire de dizaines de milliers de migrants venus de Libye et de Côte d’Ivoire, dont l’accueil minimal continue à être assuré par les groupes engagés dans ce domaine au Mali. Le moment était bien choisi pour organiser en novembre dernier une tournée de conférences en Europe, prévue depuis longtemps, avec trois délégués de la section malienne d’Afrique-Europe-Interact sur le thème «droit à rester, droit à partir», qui ont également participé à la 2ème conférence «No border lasts for ever» (No border, c’est pour toujours/Aucune frontière n'est éternelle) à Francfort. L’objectif principal était d’informer l’opinion publique européenne sur les luttes sociales au Mali et en Afrique de l’Ouest, tout en permettant le développement du processus transnational d’organisation amorcé lors de la Caravane Bamako-Dakar.

Le «modèle» arabe?

Depuis l’occupation spectaculaire des places et des rues dans le monde arabe, il est presque de bon ton ici, chez nous, d’attribuer l’origine de ce modèle de mouvement et d’autres dynamiques de protestation aux pays du Nord. Les invités maliens ont révélé un tout autre contexte: à partir de plusieurs exemples, ils ont rappelé l’existence des grands mouvements démocratiques des trois dernières décennies en Afrique de l’Ouest: au Burkina Faso, le président Thomas Sankara, assassiné avec l’aide de la France, est aujourd’hui encore vénéré, et pas seulement à cause de ses invectives légendaires contre le régime d’endettement du FMI et de la Banque Mondiale; au Mali, le général Moussa Traoré, dictateur de longue date, a été renversé en 1991 par une révolte populaire initiée en premier lieu par des lycéens et des étudiants; et même le succès de l’élection en 2000 d’Abdoulaye Wade au Sénégal – qui a depuis entre-temps installé un régime autoritaire et corrompu – n’aurait pas été possible sans un large soutien de la population. Selon les activistes maliens, le printemps arabe a moins fonctionné comme un modèle que comme un réveil: réveil des espoirs et des attentes d’alors, réveil des déceptions du développement réel – un effet tangible dans presque tous les dix-huit pays qui ont fêté en grandes pompes le cinquantième anniversaire de leur indépendance en 2010. Selon la délégation malienne, ceci expliquerait pourquoi aujourd’hui, malgré les circonstances désastreuses, une prudente atmosphère de changement est perceptible en Afrique de l’Ouest.

La situation est explosive, comme l’ont montré au Burkina Faso de grandes manifestations militantes en mars dernier, portées surtout par les étudiants. Les jeunes qui défilent dans la rue, dans des lieux différents, en scandant «y’en a marre!» ne sont pas moins déterminés. Leur regard est surtout tourné vers les élections à venir cette année dans six pays d’Afrique de l’Ouest. En cas de fraude, il n’est pas exclu qu’éclatent des révoltes comme celles d’Afrique du Nord, a conclu la délégation malienne d’Afrique-Europe-Interact.

Les mouvements sociaux en Europe devraient clairement se méfier de ne prêter attention aux protestations dans les pays du Sud que lorsqu’elles sont sous le feu des projecteurs. Ceci empêche de découvrir des constellations d’alliances intéressantes, mais favorise aussi le danger de ne pas réagir avec assez de fermeté à la stratégie de domination des puissants. Par exemple aujourd’hui, le projet imposé par l’Union Européenne d’un espace méditerranéen dans une perspective émancipatoire est plus que douteux. De fait, sur la base de la logique pratiquée ces dernières années, si on envisage d’éventuelles concessions dans le régime des visas pour les pays d’Afrique du Nord, c’est pour les inciter en contrepartie à jouer les chiens de garde dans les camps de l’Union Européenne. A ce propos, durant son voyage en Tunisie, la délégation d’Afrique-Europe-Interact  a toujours revendiqué un espace migratoire non-réglementé entre l’Europe, le Maghreb et l’Afrique subsaharienne.Un débat dans lequel la responsabilité de sensibiliser pour le racisme massif au sein des sociétés en Afrique du Nord, qui est délibérément instrumentalisé par l'Union Européenne, reste trop souvent au niveau des activistes de provenance africaine-subsaharienne.

Thématiques

Dans le cadre de la tournée de conférences, des thématiques très différentes ont été abordées; elles tournaient toutes autour du rapport entre existence détruite et émigration. Il faut souligner que les invités maliens ont systématiquement refusé l’antagonisme en vigueur surtout dans l’internationalisme des années 1960 à 1980 entre les causes internes et externes de la situation générale de crise (en gros: contraintes du marché mondial ou mauvaise gouvernance). Ils ont expliqué, par exemple, comment le changement d’une loi sur l’égalité hommes-femmes déjà votée par le Parlement a été abrogé suite à des manifestations de masse de citoyens misogynes. Les organisateurs s’appuyaient sur les traditions patriarcales – le problème était soi-disant «socio-culturel». De plus, comme chaque loi est issue du projet politique de développement propagé par l’UE, elle peut facilement être dénoncée comme étant une forme d’interventionnisme occidental. Les récits de vente des terres fertiles, qui explosent depuis 2008 au Mali, ont été écoutés avec le plus grand intérêt. Il est surprenant que même un Etat relativement démocratique comme le Mali bafoue systématiquement les droits traditionnels d’exploitation de la terre, exproprie presque sans indemnisation pour pouvoir la vendre et emploie la violence policière contre les petits paysans qui résistent et protestent. On ne peut que se réjouir des trois grands rassemblements qui ont eu lieu depuis 2010 avec des organisations paysannes concernées et des acteurs de la société civile pour partager des stratégies de résistance locale et transnationale contre le landgrabbing, le dernier en date lors d’une conférence organisée en novembre par Via Campesina à Sélingué.

Coordination transcontinentale

L’introduction du téléphone portable a profondément bouleversé la structure sociale en Afrique, en reliant entre elles les villes et la campagne où vit la majorité de la population africaine. Ce saut de géant est également perceptible dans le processus d’organisation transnationale: on peut se coordonner par SMS de Brême à Bamako pour un texte à rédiger ensemble ou s’envoyer les codes pour les transferts d’argent. Cependant ces possibilités pratiques ne doivent pas inciter à un optimisme inconsidéré. La communication rapide par portable ou Internet risque fort d’être coupée pendant la saison des pluies. Il est infiniment plus important qu’à partir des expériences passées, un processus de communication d’un continent à l’autre pose ses propres exigences en adoptant des positions, des stratégies et des interventions communes. Sur ce point, depuis la Caravane Bamako-Dakar, beaucoup de temps et d’énergie ont été nécessaires à l’élaboration d’une structure de communication commune. A partir des contacts personnels pris pendant la tournée ces derniers mois, on s’est rendu compte qu’une quantité d’informations, de demandes et de propositions n’a pas été transmise ou enregistrée comme il se devait – et ceci des deux côtés. Dans un mouvement politique, la communication entre la périphérie et le centre est incontestablement une affaire ardue, si on considère que dans les planifications à moyen terme d’Afrique-Europe-Interact les rencontres personnelles jouissent de la plus grande priorité (que ce soit des voyages de délégations ou des actions communes). La coopération transnationale a été marquée par un autre point important: la décision prise en commun d’aider financièrement les groupes de la section malienne d’Afrique-Europe-Interact pour leur travail quotidien, sur la base d’une campagne de dons intitulée «11×1.000 euros: redistribuons nous-mêmes»2. Cette décision s’est avérée une entreprise périlleuse: d’un côté elle a absorbé beaucoup d’énergie et d’attention, non seulement dans le contact transnational mais aussi au sein des groupes maliens. Dans le cadre d’un réseau transnational, il est difficile de travailler ensemble en totale confiance sans être conscient, à titre personnel, du scandale permanent des inégalités extrêmes, et d’accompagner la solidarité par des luttes antiracistes et des interventions politiques.

Dans une brochure récemment publiée «mouvements autour des frontières» (124 pages, bilingue français/allemand), Afrique-Europe-Interact dresse un premier bilan de son travail, une passerelle vers ce qu’il reste à entreprendre: d’abord développer les contacts personnels et politiques en Tunisie – avec comme point de départ immédiat le projet transnational «bateaux de la solidarité»3. Ensuite soutenir la résistance locale contre le landgrabbing au Mali, par des actions ici et là-bas. Enfin développer des structures de communication et de décision au sein d’Afrique-Europe-Interact.