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5 Février 2016 | Lettre au Président Ibrahim Boubacar Keita - y compris d'autres documents juridiques

Monsieur le Président,

Permettez-nous (1) de vous contacter une nouvelle fois au sujet des deux villages Sanamadougou et Sahou de l'Office du Niger. La situation des habitant-e-s reste dramatique. Depuis juin 2010, les deux villages ont perdu l'accès à une grande partie de leurs terres agricoles, en raison d'un contrat de bail ordinaire entre l'Office du Niger et la Société Moulin Moderne du Mali (M3-SA) du promoteur Modibo Keita, contrat faisant l'objet d'un conflit de terres non résolu avec les habitant-e-s jusqu'à présent. Les habitant-e-s remettent explicitement en question le fait que le contrat de bail concerne leurs terres d'existence coutumiere. C'est pourquoi, le tribunal chargé de cette affaire à Markala a commandé dans une décision de justice le 20 décembre 2012 une expertise indépendante, qui n'a jusqu'à présent malheureusement pas eu lieu (cf. pièce jointe 1).

Le fait que ce conflit reste encore irrésolu a, selon nous, de grandes conséquences notamment en ce qui concerne un crédit de plus de 16,8 millions d'euros (10,8 milliards de francs CFA) que M3-SA a obtenu le 17 septembre 2014 de la Banque africaine de développement. En effet, le crédit en question a été délivré sous deux conditions : d'une part, qu'aucun conflit concernant Sanamadougou et Sahou ne soit existant, et d'autre part que les habitant-e-s reçoivent un paiement de toutes les indemnités de cession des champs. C'est pourquoi, depuis avril 2015, nous avons adressé plusieurs lettres au Ministre allemand de la Coopération économique et du Développement (“Minister für wirtschaftliche Zusammenarbeit und Entwicklung”). Car l'Allemagne détient en effet 4,1 % des parts de la Banque africaine de développement. La réaction du représentant allemand de la Banque africaine de développement a été de commander deux enquètes, qui ont cependant abouti à des résultats erronés. C'est dans ce contexte que nous avons adressé une nouvelle lettre publique à l’État fédéral allemand le 4 février 2016.

Plus précisément, dans sa dernière lettre datée du 16 décembre 2015, le Ministre de la Coopération économique et du développement expose que le tribunal en charge à Markala aurait prononcé son jugement contre les deux villages de Sanamadougou et Sahou, une sentence contre lequel aucun recours n'aurait été déposé. Nous ne savons pas qui a fait parvenir cette information au Ministère (2). Le fait est pourtant qu'un tel jugement n'a tout simplement jamais eu lieu. Ce qui existe en revanche, comme mentionné ci-dessus, est la décision du tribunal de Markala du 29 décembre 2012 ayant décrété la commande d'une expertise. En fait cette expertise devait aider à élucider la question, à savoir si le contrat de bail ordinaire signé entre M3-SA et l'Office du Niger comprend effectivement les terres des deux villages ou non (plus d'informations détaillées sur les raisons concrètes du conflit foncier en cours se trouvent en annotation 3).

L'expert, Monsieur Lamine Souley Sidibe, n'est cependant pas encore intervenu. Qui plus est, depuis décembre 2012, il n'a pas encore entamé la première étape et livré une facture aux trois parties impliquées dans le procès (à savoir les deux villages, le promoteur Modibo Keita et l'administration de l'Office du Niger), dont, à l'inverse, le paiement aurait été effectué à condition que l'activité de l'expert aurait pu réellement commencer ou soit exécutée.La situation n'a toujours pas évolué, même après que le huissier de justice Maître Mohamed Sanogo ait écrit à Monsieur Lamine Souley Sidibe pour, une fois de plus, lui faire parvenir la commande d'une expertise par le tribunal (cf. pièce jointe 2). C'est pourquoi, l'avocat des deux villages, Maître Hamadi Karembe, a rencontré personnellement l'expert le 18 janvier 2016 et a ainsi appris que celui-ci refusait d'accepter la commande. Maître Hamadi Karembe en a informé le même jour le tribunal de Markala et fait la demande de mandater un autre expert.

De plus, le Ministère allemand de la Coopération économique et du Développement décrit dans sa lettre du 16 décembre 2015 que, selon le huissier de justice en charge, des indemnités auraient été payées à toutes les familles étant prêtes à accepter de tels paiements. Cette information est, selon nos sources, également érronée. Que des paiements d'indemnités de cessation des champs aient été payés n'auraient de sens qu'à la condition que la confiscation des terres ait été définitivement confirmé par un tribunal. A l'inverse, dans un conflit foncier restant irrésolu, l'acceptation de paiements d'indemnités apparaitrait comme étant un retrait des revendications formulées par les habitant-e-s dans leur plainte juridique. Ainsi, depuis le début, les habitant-e-s déclinent catégoriquement toute réception de somme d'argent et réitérent leur revendication initiale, celle de récupérer leurs champs de culture.

Toutefois, nous souhaitons à nouveau aborder la question des paiements d'indemnité. En effet, ce n'est pas seulement du côté de Modibo Keita (M3-SA) qu'il est prétendu que des paiements d'indemnité ont effectivement eu lieu. En effet, dans un rapport du gouvernement rédigé avec la participation de CMAT (Convergence Malienne contre les Accaparements de Terres), il est écrit dans ce rapport que les habitant-e-s de Sanamadougou auraient reçu 60.516 000 CFA (92.390 euros) en tant que paiements d'indemnité et seulement 5 familles auraient refusé l'argent dans ce village, autrement qu'à Sahou où aucune famille n'a accepté de recevoir des paiements d'indemnité (4).

Ces affirmations ont été maintes fois réfutées avec insistance par les deux villages, entre autre par une lettre ouverte en juillet 2014 (5) ainsi que lors d'une rencontre fin décembre 2014 entre les deux villages et deux représentant-e-s de la Banque africaine de développement (6). De surcroît, Afrique-Europe-Interact a fait parvenir en avril 2016 une liste à la Banque africaine de développement avec les noms de toutes les familles de Sanamadougou et Sahou, qui, selon ces familles elles-même, n'auraient pas reçu de paiement d'indemnité. Les habitant-e-s ont ainsi explicitement affirmé qu'il n'y aurait seulement que 8 familles de Sanamadougou et Sahou dont des membres de la famille auraient perçu de l'argent, mais pas les chefs de famille eux-même. Ainsi, on ne peut pas parler de paiements d'indemnité. Il serait plus exact de penser que Modibo Keita (M3-SA) a essayé, à travers des donations financières, d'amadouer et de rallier à sa cause certains membres de familles, afin d'affaiblir la cohésion sociale des villages.

C'est pourquoi, dans un souci de clarification, nous avons suggéré dans notre lettre récente au Ministère allemand de la Coopération économique et le Développement de vérifier la liste de huissier de justice mandaté par M3-SA et chargé de payer les compensations à Sanamadougou (cette tâche serait à effectuer par la Banque africaine de développement, en coopération avec les autorités maliennes). Pour ce faire, il faudrait tout d'abord clarifier si les personnes ayant reçues un paiement d'indemnité sont effectivement des habitant-e-s des deux villages (comparaison entre le registres d'impôts et celui de résidence). Deuxièmement, les chefs de famille respectifs devraient être questionnés dans le but de savoir s'ils étaient au courant de ces paiements d'indemnité et de connaître leur avis sur le fait que des membres de famille auraient perçu des sommes d'argent. Troisièmement, il serait à clarifier dans quelle mesure le huissier de justice possède des documents de cession, clarifiant, avec une description précise de leurs terres agricoles (position géographique et superficie), que les receveurs et receveuses sont disposé-e-s à accepter des paiements d'indemnité pour leurs terres agricoles utilisées. En effet, une simple facture indiquant la réception d'une somme précise d'argent n'est pas la même chose qu'un paiement d'indemnité pour une parcelle précise de terres.

Beaucoup porte à croire que Modibo Keita a violé au moins une condition de crédit de la Banque africaine de développement, et certainement les deux. Ainsi, nous avons invité le gouvernement fédéral allemand à lancer une procédure en faveur d'un remboursement immédiat du crédit par M3-SA. Une telle violation de droit ne devraient pas, à notre avis, rester sans suite, tout simplement parce qu'elle remet en doute la confiance durable de la population dans les institutions démocratiques, que ce soit en Afrique ou en Europe.

Venons-en à notre dernier point : en mai 2015, commandé par le Gouverneur de Ségou, deux géomètres ont pris des mesures des parcelles agricoles ayant été perdues à cause des activités de Modibo Keita (S3-SA). Depuis, rien ne s'est passé. Jusqu'à présent, aucune information n'a été donnée. Les villageois-e-s aimeraient savoir dans quel but ces mesures ont été effectuées (il apparaît seulement clair qu'il s'agirait d'une surface de 886 hectares qui serait perdue, mais ce chiffre n'a pas été confirmé officiellement). Au contraire, la situation à Sanamadougou et Sahou est discutée de manière très controversée dans l'opinion publique, comme par exemple le 2 juillet 2015 au parlement malien. De plus, de nombreuses discussions ont eu lieu entre les habitant-es des deux villages et des représentants de différents postes du gouvernement et des autorités, en réaction à l'annonce de l'occupation symbolique de terres agricoles par les villageois-e-s. C'est dans ce contexte que nous souhaitons expressément faire appel à tout ce qui est en votre pouvoir pour influer vers un retour des terres agricoles jusqu'á la saison des pluies 2016 afin que ces populations paysannes puisent librement preparer les prochains cultures pour leur subsistance. Les habitant-e-s attendent une telle décision depuis déjà 6 ans. Pendant toutes ces années, ils ont eu à lutter non seulement contre la faim, mais aussi contre le départ de nombreux jeunes, notamment vers l'Europe, avec l'effroyable conséquence que toujours plus de personnes y laissent leur vie à cause de la politique de protection de frontière de l'Europe. En avril 2015 par exemple, lors de deux naufrages d'embarcation au large de la cote libyenne, environ 1200 personnes y ont péri dont plusieurs douzaines de jeunes personnes originaires du Mali. C'est pourquoi, Afrique-Europe-Interact a organisé le 19 décembre 2015 un rassemblement à Kita en souvenir à ces personnes disparues, avec la présence de 250 participants (7).

Pour conclure, permettez-nous une nouvelle fois d'exprimer notre grand attachement à la population malienne (même si une grande partie des membres d'Afrique-Europe-Interact appartient à la population malienne). L'année passée, plusieurs articles de presse ont été publiés dans lesquels il était présumé que notre réseau voulait empêcher la modernisation de l'agriculture africaine et ainsi maintenir la dépendance de l'économie du Mali avec l'Europe. Ces deux arguments sont faux, Afrique-Europe-Interact s'engage pour un renforcement du rôle des paysans et paysannes, renforcement qui comprend évidemment un développement des méthodes de culture, à la condition également que leur standard de vie puisse être progressivement amélioré. Un tel renforcement se trouve à notre avis en opposition avec les façons de procéder de M3-SA. Effectivement, l'expulsion de 3.000 à 5.000 personnes ne correspond pas aux critères d'un développement durable. A ce sujet, des concepts progressifs et flexibles seraient bien plus appropriés, qui relieraient précisément les perspectives de modernisation et de croissance de toute la société avec les besoins de l'agriculture des petits paysans. De telles approches ont été largement développées et testées ces dernières décennies, notamment dans des pays comme le Mali, c'est pourquoi il ne nous semble pas nécessaire ici d'apporter plus d'informations sur ces approches.

En ce qui nous concerne – à savoir l'aile européenne d'Afrique-Europe-Interact – nous souhaitons souligner également que nous admirons énormément la société malienne. Au Mali, nous avons non seulement été merveilleusement accueillis, mais nous avons également connu respect et tolérance comme nous le vivons rarement en Europe. Ces deux qualités sont très importantes dans le débat actuel en Allemagne et en Europe, où malheureusement beaucoup de stéréotypes négatifs sur les migrant-e-s et sur les musulman-e-s rencontrent une forte approbation. Concernant le Mali, nous pouvons affirmer en Europe que des sociétés composées en majorité de personnes musulmanes restent en paix et confère un refus clair à la violence islamique. Même si nous nous préoccupons de situations critiques comme à Sanamadougou et Sahou, il n'en reste pas moins que nous nous sentons en lien amical étroit avec la population malienne.

Veuillez croire, Monsieur le Président, à l'assurance de nos sentiments les meilleurs.

Volker Mörchen

Annotations :

(1) “Nous”, c'est l'Afrique-Europe-Interact. Nous sommes un réseau d'initiatives basées particulièrement au Mali, Burkina Faso, Togo, Allemagne, Autriche et Pays-Bas. Notre travail a lieu sur les deux continents, par des volontaires. Nos financements proviennent exclusivement de dons. Des membres de notre réseau se sont rendu-e-s régulièrement à Sanamadougou et Sahou depuis le début de l'année 2014. Nous vous avons adressé une première lettre concernant Sanamadougou et Sahou le 26 avril 2015.

(2) Un député du Bundestag allemand enverra en février une demande officielle au gouvernement allemand afin de clarifier comment on en est venu à cette information erronée. En effet, le gouvernement allemand a de fait informé de manière erronée l'opinion publique allemande, et qui plus est, en a tiré des conséquences erronées sur le crédit de la Banque africaine de développement.

(3) Dans une lettre de la Banque africaine de développement datée du 13 avril 2015, nous avons résumé la question centrale du conflit foncier de la manière suivante :

(…)

Ce procès, toujours en cours, a pour objet en fait de déterminer si les superficies exploitées par les Moulins Modernes du Mali correspond à la zone préveu et inscrite dans le contrat de bail. Le problème est que le territoire fixé dans le contrat n'est décrit que grossièrement. Concrètement, « il est limité comme suit:

- au Nord par la parcelle de FORAS et celle de ECORICE; – au Sud par le Fala de Boky wére – à l'Est par la parcelle de SOSUMAR; – à l'Ouest par la parcelle de SOSUMAR

Nous avons tenu de nombreuses conversations sur ces limites avec les villageois-e-s de Sanamadougou et Sahou, et nous sommes finalement allé-e-s en moto sur ces territoires décrits dans le contrat. Il est apparu clairement que d'une part, les indications d'orientation (nord, sud…) des limites fixées dans le contrat ne correspondent pas avec la réalité, et d'autre part que l'ensemble du territoire a l'air d'être bien plus étendu que 7.400 hectares. A cela s'ajoute, et ceci semble être la plus grosse infraction, que l'endroit prévu pour le prélèvement d'eau, dans le contrat article 5.6, à savoir le canal appelé canal Fala de Boky wéré, semble être à une distance de 20 à 30 kilomètres des champs utilisés actuellement par Moulins Modernes du Mali, alors qu'en réalité les prélèvements d'eau sont effectués dans un tout autre canal. En conclusion, ceci montre que la question litigieuse des territoires officiels prévus pour Moulins Modernes du Mali n'est jusqu'à aujourd'hui toujours pas clarifiée, et ne pourra probablement l'être resolue que lorsqu'une carte de la zone prévue sera enfin dressée et accessible de façon équitable à toutes les personnes concernées.

Finalement, nous souhaitons attirer votre attention sur un troisième procès, dont nous avons pris connaissance lors de discussions à Sanamadougou et Sahou : le procès à Markala n'évoluant plus, les deux villages ont déposé une requête le 3 mai 2013 pour une interruption provisoire du travail jusqu'à la tenue du véritable procès. Cette plainte a cependant été refusée pour des raisons formelles et des raisons de fond, bien que force est de constater que des informations ont été ici utilisées et qui jusqu'à aujourd'hui demandent à être expliquées. Ainsi, dans le jugement du 19 juin 2013, Moulins Modernes du Mali aurait délimité ses territoires à l'aide de données GPS. Ceci est à l 'évidence guère plausible, puisque le problème réside justement dans le fait que les limitations décrites dans le contrat ne soient pas assez clairement détaillées, et donc encore moins délimitables avec des données GPS.

(…)

(4) Le voyage de délégation a eu lieu les 26 et 27 novembre 2014, après l'établissement d'un premier rapport faisant suite à un premier voyage de délégation. La participation de CMAT aux deux voyages est massivement critiquée par les deux villages. Le rapport peut être lu sur le site internet suivant :
http://uacdddd.org/spip.php?article87

(5) La lettre est à télécharger sur le site internet d'Afrique-Europe-Interact, ainsi que le rapport du gouvernement mentionné en note 4 sur Sanamadougou et Sahou, daté d'avril 2014 :
http://afrique-europe-interact.net/1311-2-Lettre-Sanamadougou-et-Sahou-Juillet-2015.html

(6) Cette rencontre a eu lieu sur invitation de la Banque africaine de développement dans la mairie de Sibila (probablement le 30 décembre 2014). En plus de la présence de deux représentant-e-s de la Banque (un employé du Mali et une employée du Tchad), de nombreux et nombreuses villageois-e-s et beaucoup de représentant-e-s de l'Office du Niger et d'autres autorités (du gouvernement) étaient présents. Lors de cette rencontre, les deux employés de la Banque africaine de développement se sont principalement renseignés si les paiements d'indemnité auraient été effectués, et dans quelle mesure.

(7) Des images de ces activités se trouvent sur notre site internet ;
http://afrique-europe-interact.net/1426-2-Bilder-Mali.html

Pièces jointes:

Décision de justice du tribunal de Markala du 20 décembre 2012
Lettre du huissier de justice Mohamed Sanogo adressée à l'expert Lamine Souley Sidibe du 2 juillet 2015

Ampliation:

  • Monsieur le Premier Ministre de la République du Mali
  • Le Ministere des Domaines de l'état et des Affaires Foncieres
  • Le Ministere de l'Agriculture
  • Le Verificateur Général de la République du Mali
  • L’Assemblée Nationale
  • La Cour Suprême
  • La Haute Cour de Justice
  • Le Haut Conseil des Collectivités
  • La Cour Constitutionnelle
  • Le Conseil Economique, Social et Culturel
  • Le Gouverneur de la Région du Ségou
  • Le Président Directeur Général de l'Office du Niger

5 Février 2016 | Lettre au Président Ibrahim Boubacar Keita - y compris d'autres documents juridiques

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Attachements: Décision de Markala etc.

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