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Une réalité complexe

Au Mali, l’agriculture paysanne est grandement menacée

De Olaf Bernau No-Lager Brême, publié dans: ak – analyse & kritik – zeitung für linke Debatte und Praxis / Nr. 574 / 17.8.2012

Lorsque début mars, les 30 membres de la délégation du réseau transnational Afrique-Europe-Interact (dont 10 activistes de l’Europe) quittaient Bamako, la capitale du Mali, pour se rendre à l’Office du Niger à 270 km de là vers le nord, ils avaient des plans très ambitieux. Ce qui a motivé ce voyage c’est le fait que le gouvernement du Mali a vendu, dans cette région très fertile du « delta intérieur » du fleuve Niger, depuis 2003, plus de 900.000 ha de terres arables et de pâturages à des banques, des fonds d’investissement et des trust opérant au niveau international. Ceci explique que la région soit devenue le théâtre d’actions contre le landgrabbing, qui ont eu une grande résonnance, en dernier lieu, à l’occasion d’une contre-conférence organisée par la Via Campesina (organisation internationale de petits paysans) à Niono. D’où l’étonnement de notre délégation, de trouver là une situation totalement différente. Il est vrai que lors des rencontres et des réunions avec les syndicalistes de base, les représentants des villages et les nombreux paysan-ne-s, la question de l’accaparement de la terre a aussi été discutée, mais dans l’ensemble, les conversations ont révélé une situation beaucoup plus complexe, délicate et donnant à réfléchir. Ce qui était clair, c’est surtout que la spoliation des terres néocoloniale n’est qu’une pierre de l’édifice dans le processus général de la marchandisation sur le long terme et donc une sorte d’annexion de l’agriculture paysanne sur le marché mondial capitaliste. La focalisation sur l’accaparement des terres, que l’on peut observer en ce moment, de la part d’ONG, de mouvements sociaux, des médias et des acteurs scientifiques ne doit en aucun cas, selon nous, conduire à une simplification de la problématique. Il faut aussi rajouter à cela qu’au cours du voyage de la délégation, nous avons du relativiser quelques-unes de nos estimations formulées précédemment sur la résistance actuelle contre le landgrabbing au Mali et en Afrique de l’ouest (1). Un constat que l’on pourra comprendre par le résumé succin des principaux thèmes discutés à l’Office du Niger, pour commencer :

a) Rareté de la terre : Même si les familles paysannes de l’Office du Niger profitent du gigantesque système d’irrigation local (canaux alimentés par le fleuve Niger) pour arroser leurs terres, nombre d’entre elles souffrent du manque de terres. Car malgré une croissance permanente de la population, l’administration de l’Office du Niger n’a accordé, ces dernières décennies, aucune terre supplémentaire aux familles. Ceci a eu pour conséquence que la période moyenne d’assolement (pour la régénération du sol) est passée de 15 ans dans les années 70 à 2 ans actuellement, entraînant un net recul du rendement par hectare. Ceci conjugué aux prix élevés des engrais, de l’eau et des semences conduit à la dramatique spirale de l’endettement, bien connue dans d’autres régions du monde. Il arrive souvent que les paysans et paysannes en question doivent, à cause de cela, vendre leur récolte de riz complète pour assurer leur approvionnement en mil bien meilleur marché et si nécessaire à l‘aide d’un crédit.

b) Micro-spoliation sur fond de corruption administrative: La situation foncière déjà précaire à l’Office du Niger se trouve aggravée du fait que les autorités confisquent la terre sans dédommagement lorsque les usagers ont du retard dans le paiement de leur redevance d’eau. L’application de cet acte administratif se fait parfois par la force, indépendemment du fait que le terrain soit cultivé depuis 3, 10 ou 30 ans. Il n’est pas non plus tenu compte des raisons possibles du retard de paiement, comme par exemple une attaque de parasite ou bien l’engorgement des canaux d’écoulement dont l’entretien est centralisé, avec pour conséquence la pourriture de la récolte de riz dans l’eau stagnante. Il existe normalement pour ce genre de cas une commission paritaire chargée de vérifier les faits avec exactitude, mais les recommandations sont rarement respectées, un aspect inhérent au caractère des saisies de terres. Car celles-ci ne sont pas faites dans l’intérêt général, au contraire, les employés de l’administration s’octroient les terrains en s’appuyant sur la corruption, tantôt pour leur usage personnel ou celui de leur entourage proche, tantôt pour les louer à la ronde à des amis de leur parti dans une optique clientéliste, à des partenaires commerciaux ou à des membres du gouvernement. Pour résumer : les petits paysans et paysannes de l’Office du Niger sont confrontés, d’une manière considérable, au micro-landgrabbing, c’est la raison pour laquelle pendant nos entretiens avec les habitants, l’administration responsable se faisait traitée de « sytème vampire » post-colonial.

c) Erreurs d’orientation en matière de politique agraire : au fil des différents programmes d’ajustements structurels du FMI de ces 25 dernières années, le gouvernement malien a été contraint d’arrêter pratiquement tout soutien financier au secteur des petits paysans. Celui-ci ne comprenait pas seulement l’aide à l’achat des engrais ou l’assurance de prix garantis, surtout dans le secteur du coton, mais aussi la rémunération des activités des conseillers agricoles, ce qui a entraîné des effets désastreux. Ainsi, des paysans et des paysannes nous ont raconté que, sous la pression directe du gouvernement, ils ont du cette année cultiver pour la première fois des pommes de terre afin de compenser les pertes dues à une mauvaise récolte de millet dans d’autres régions. Le seul hic là dedans, c’est que : non seulement les paysans n’ont reçu aucune instruction sur la manière de cultiver et de stocker les pommes de terre, mais le ministère de l’agriculture n’a pas non plus mis en place de structures de distribution appropriées. La conséquence en a été qu’au printemps, des centaines de petits paysans sont restés avec leurs pommes de terre sur les bras, sans oublier l’accroissement de leur endettement et donc la menace de perdre des terres.

d) Migration : l’Office du Niger est, grâce à son système d’irrigation, considéré comme une région privilégiée au Mali. Et pourtant, le manque de terre agricole est tellement grave que la migration est également ici devenu un thème récurrent. Surtout, il y a deux phénomènes remarquables : d’un côté, on dit toujours qu’une raison de la migration c’est le souhait de contribuer aux besoins élémentaires de sa propre famille et non pas comme cela pourrait paraître, une prétendue perte d’intérêt pour le style de vie rural – bien que comme le fait remarquer, suffisant, un représentant d’un syndicat de base : un paysan possédant à l’Office du Niger une surface agricole suffisamment grande, « s’en sort mieux pour survivre qu’un migrant en Europe ou un fonctionnaire qui ne vole pas » (2). De l’autre, plusieurs de nos interlocuteurs, entre autre des personnes agées, étaient plutôt partisans de laisser partir les jeunes tant qu’aucune perspective de survie ne leur est offerte au village. Ici on retrouve la résignation face au destin (« Plutôt mourir pendant la traversée que de misère ») à laquelle on a déjà eu affaire, lors de la caravane Bamako-Dakar, début 2011 – une position controversée entre les activistes de l’Afrique de l’ouest (AK 560).

Bien sûr, aucun des thèmes ici esquissés n’est vraiment surprenant. Ce qui l’était cependant, c’est que, au cours de nos rencontres, le bradage de grandes surfaces cultivables et de pâturages de l’Office du Niger n’a pas été un thème privilégié. A première vue, ceci semblait avoir un rapport avec le fait que dans la partie de l’Office du Niger que nous avons visitée, il n’y a eu aucun cas d’accaparement des terres grandeur XXL, pas plus qu’il n’en est prévu. Une explication qui a rapidement soulevé des doutes dans le cadre des débats internes de la délégation : au vu de l’omniprésence du problème de manque de terres, il serait peu concevable qu’il soit indifférent aux paysans de voir dans un environnement proche ou lointain des énormes surfaces cutivables bradées à des investisseurs extérieurs, ce moyen de production tellement indispensable à leur survie.

La vrai question, selon nous, est plutôt de comprendre ce qui empêche les paysans et les paysannes de l’Office du Niger d’aller sur les barricades pour protester contre la privation systématique de la terre, surtout quand on sait que la résistance contre l’accaparement des terres est loin d’être méconnue que ce soit au Mali ou ailleurs.

Un représentant d’un syndicat de base de petits paysans nous apporta une réponse à cette question, en deux points : d’un côté, l’autorité de l’Etat est pour beaucoup de paysans, particulièrement ceux qui n’ont pas beaucoup d’éducation, égale à celle d’un « roi ». De l’autre, il y a déjà eu entre 2005 et 2008 dans l’Office du Niger, une série de bagarres contre le micro-landgrabbing des autorités, étouffée par une répression sans nom. La résistance paysanne en a été affaiblie, tout comme la solidarité des villageois entre eux, mais pas seulement : ça serait la raison pour laquelle beaucoup de petits paysans et paysannes auraient peur de prendre position publiquement contre l’accaparement des terres grandeur XXL pourtant ressenti comme absolument scandaleux. C’est dans les détails que l’on a pu remarquer à quel point la situation est compliquée et contradictoire, comme par exemple le fait que l’activiste de la Via campesina et en même temps leader de l’union des petits paysans maliens, le CNOP, Ibrahim Coulibaly, très connu en Europe, ne l’était pas du tout de nos interlocuteurs de l’Office du Niger. Ceci nous montre clairement que, au Mali, non seulement les paysans, mais aussi les acteurs institutionnels ont des moyens très limités, comparé au standard européen. Il est à noter que le bureau de Via Campesina n’est doté que d’un emploi et demi et ce dans un pays qui comprend 10 millions de petits paysans et fait trois fois la surface de l’Allemagne.

Pour résumer : ce n’est pas parce qu’à Niono en novembre 2011 se tenait une réunion de la Via Campesina contre l’accaparement des terres et que les habitants du village de Salamandougou, situé dans l’Office du Niger, protestent depuis deux ans, sur la place publique, contre la destruction de leur arbre de karité, causée par le landgrabbing (pour ne nommer que les deux exemples les plus connus), qu’il faut en conclure qu’un soulèvement de paysans est imminent – c’est en tout cas ce qui nous est apparu évident lors de notre voyage en délégation. Il semblerait qu’il s’agisse là plutôt d’un processus de longue durée. J’en arrive aux remarques finales par un petit retour sur les circonstances de notre visite à l’Office du Niger : au début, c’était le scepticisme, car malgré l’existance d’une délégation de préparation de Bamako, la rumeur courait, dans les trois villages que nous allions visiter, que nous étions des fonctionnaires de parti. L’idée reçue a disparue à partir du moment où nous avons visité les champs, une pratique semble-t-il inhabituelle pour des fonctionnaires ou des visiteurs de l’Europe. De la même manière, on pouvait difficilement faire abstraction des différences de réalité de vie entre un village malien, Bamako et une métropole européenne : non seulement sur le plan matériel, mais aussi au niveau des relations entre les genres ou au niveau de la langue, car le Bambara est la langue principale de l’Office du Niger, comme dans beaucoup d’endroits au Mali. C’est la raison pour laquelle nous avons convenu que le contact entre le réseau Afrique-Europe-Interact et l’Office du Niger devait être entretenu par les activistes de Bamako, tandis qu’en Europe nous devions faire pression publiquement sur les investisseurs et autres profiteurs de l’accaparement des terres (3).

(1) voir AK 569 : Olaf Bernau. La résistance globale se développe. Les mouvements paysans se mobilisent contre l’accaparement de terres néocolonial.
(2) L’interview est parue avec d’autres interviews et analyses sur l’accaparement des terres au Mali dans une brochure de 52 pages, publiée récemment par AEI suite au voyage de la délégation. Pour la commander, s’adresser à nolagerbremen(at)yahoo.de
(3) On se réfère ici au siège de 24 heures de la Deutsch Bank à Brême, initié par AEI ; voir www.afrique-europe-interact.net

Olaf Bernau est actif au sein du réseau Afrique-Europe-Interact