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ITALIE: Rosarno, laboratoire de la haine

de Jean Duflot Radio Zinzine

«Quand allez-vous nous libérer des nègres, des putes, des voleurs extracommunautaires, des violeurs couleur noisette et des gens qui infestent nos maisons, nos plages, nos vies, nos esprits? Foutez-les dehors ces maudits!» (in Padania, journal de la Lega del Nord). Ce qui s’est passé à Rosarno, les 7 et 8 janvier 2010 n’est pas l’exception qui confirme la règle. Elle est l’une des manifestations courantes d’une règle communautaire qui instaure à l’intérieur des frontières de l’Europe un état d’exception permanent.

En 2000, le rapport du Forum Civique Européen «El Ejido, terre de non-droit», avait stigmatisé la chasse à l’homme dont les immigrés marocains avaient été les victimes dans les «lagers» andalous de la serriculture intensive. Sans vouloir jouer les prophètes, nous alertions l’opinion sur ce symptôme avant-coureur du naufrage des droits et des libertés élémentaires dans le raz de marée de la spéculation financière et du profit à court terme.

Dix ans après, on ne compte plus les résurgences violentes de l’ostracisme économique et social qui règne dans la forteresse de l’Union Européenne, au mépris de toutes les conventions pseudo-humanistes promulguées dans le sillage de la Déclaration des droits de l’homme.

Force est de constater que la «chasse aux nègres» qui a sanctionné la révolte des esclaves de la plaine de Gioia Tauro, en Calabre, reproduit presque à l’identique la ratonnade andalouse.

Cette fois-ci, pas de geste d’un malade mental contre une jeune fille pour servir d’alibi au lynchage public. A Rosarno, le détonateur de la haine a fonctionné après une fusillade totalement arbitraire qui a mobilisé spontanément des centaines de travailleurs saisonniers des orangeraies calabraises.

Provocations

Les jeunes «mafieux» d’une ‘ndrina1 de la N’Drangheta2 de la région ont agi en toute connaissance de cause. Ils savaient que cette agression allait déclencher l’émeute des Africains, dans la mesure où leur provocation ne manquerait pas de réveiller le souvenir d’autres expéditions criminelles menées contre la main-d’oeuvre extra-communautaire. Pour mémoire, celle qui avait ensanglanté la récolte des tomates autour de Foggia, dans les Pouilles; l’exécution de six travailleurs ghanéens à Castelvolturno, en Campanie; la tuerie de Brescia où des sbires d’extrême droite avaient ouvert le feu dans un meeting antiraciste. Depuis la fin des années 90, la demande italienne avait drainé dans tous les secteurs clefs de l’économie, et notamment en agriculture, une masse considérable de manoeuvres fascinés par l’euromirage italien. Résultat de ce forcing, l’Italie, terre traditionnelle d’immigration, est devenue l’un des pays les plus racistes envers les migrants qui débarquent légalement ou illégalement sur son territoire.

Une telle décomposition de l’Etat de droit appelle un certain nombre d’explications. Loin d’être une spécificité italienne, elle met en cause un système global que l’on peut tout aussi bien déplorer dans toutes les sociétés dites «avancées».

Mêmes causes, mêmes effets

En Espagne, par exemple, la serriculture sauvage qui achalande en fruits et légumes, été comme hiver, les marchés européens a créé des rapports d’exploitation d’une férocité  impitoyable. Les flux tendus de marchandises et de fric ont transformé l’agriculture en bagne industriel. Sur l’autre rivage de la méditerranée, entre Naples et la Sicile, on retrouve la même dérive concentrationnaire dans les immenses plantations d’oranges, de mandarines et de clémentines des littoraux ioniens et tyrrhéniens.

A coup sûr, dans le sud de la péninsule, la situation est pire que dans des pays tels que l’Allemagne, la France ou les Pays-Bas. Là-bas, les conditions de travail et de vie des immigrés s’aggravent avec la crise qui frappe de plein fouet l’économie italienne, et particulièrement l’agrumiculture. Avec la concurrence en provenance de la Grèce, d’Israël, des pays du Maghreb et surtout du Brésil, le kilo d’oranges est tombé à 5 centimes. Les entrepreneurs des plaines de Sibari et de Gioia Tauro préfèrent même importer des produits finis d’Amérique latine (jus de fruits) plutôt que de sous-payer leur main-d’oeuvre. Cette alternative reste toutefois minoritaire. En attendant, le marché local continue de péricliter. Et après l’expédition punitive de février qui a dispersé les quelque  4.000 forçats de Rosarno vers Bari, Crotone, ou Caserta, les fruits risquent de pourrir sur pied. Ce ne sont pas les 1.500 chômeurs fictifs de Rosarno, bénéficiant de la bienveillance mafieuse de l’administration locale qui vont remplacer les milliers de cueilleurs subsahariens déportés dans les Centres d’Identification et d’Expulsion (CIE).

Barbarisation

Au chapitre des interprétations de la «barbarisation» des terroirs du Sud, on privilégie peut-être un peu trop vite la responsabilité des mafias régionales (Camorra napolitaine, mafia sicilienne, N’Drangheta calabraise). Certes, la provocation de Rosarno permet aux réseaux de ‘ndrina de réaffirmer leur mainmise sur le territoire. L’attentat contre la mairie de Reggio Calabria va dans ce sens. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’agriculture n’est pas essentielle pour l’économie mafieuse. L’organisation criminelle calabraise tire ses revenus faramineux (plus de 60 milliards d’euros par an) du monopole de la cocaïne en Europe et du trafic d’armes en provenance des pays de l’Est. Le secteur agricole est laissé aux cercles secondaires, petits et grands propriétaires fonciers, sous la tutelle de la N’Drangheta.

S’il faut incriminer la mafia, c’est dans la mesure où elle a pénétré tous les rouages des pouvoirs régionaux et même étatiques, et que la société civile calabraise a été délibérément, politiquement, abandonnée par tous les gouvernements centraux. En fait, la mafia calabraise les tient en otages et se paie depuis des décennies sur les subsides et les aides structurelles de l’Europe et de l’Etat italien.

La responsabilité du gouvernement actuel et notamment de l’entourage du «premier», Berlusconi, et du cavaliere lui-même, n’est plus à démontrer. Les lois d’amnistie que le sultan transalpin fait voter pour se blanchir, lui et sa propre «famille» mafieuse, constituent le démenti cynique des déclarations de guerre à la N’Drangheta proclamées par son ministre de l’Intérieur Maroni. Les mafieux contre la mafia: c’est l’un des paradoxes tragico-drolatiques de l’un des régimes les plus corrompus de l’Europe communautaire.

Droits fondamentaux inexistants

Une mise au point plus précise permet de déconstruire un système, à la fois produit d’une gouvernance perverse et d’une idéologie en dangereuse inflation.

En Campanie, dans les Pouilles, la Basilicate, la Calabre et la Sicile, des milliers de saisonniers survivent dans un environnement hostile, directement induit par leur statut de non-citoyens, privés de tous les droits fondamentaux. Aucune des conventions internationales de l’ONU, de l’OIT, de l’IUF3, etc. n’a droit de cité dans ces enclaves délabrées du Sud. Et la crise industrielle qui jalonne la ligne ferroviaire et l’autoroute entre Rome et Reggio Calabria de carcasses d’usines menace également les villes du Nord. Il ne faut pas oublier que les débrayages qui démantèlent l’appareil de production touchent aussi les immigrés (17,4 % dans la construction, 16 % dans les hôtels et restaurants, 10 % dans l’industrie, 13 % dans le textile, 14 % dans l’agriculture).

La paupérisation les réduit en premier lieu à des situations de précarité dramatique. Salaires de misère (entre 20 et 30 euros) pour des journées de 8 à 10 heures de labeur, grevés de 5 euros pour «frais de transport» : ce prélèvement étant une prime à la férocité pour les caporali, contremaîtres et gardes-chiourmes au service des mafias territoriales. Logements enfreignant toutes les dispositions de la loi Bossi-Fini, ce recueil d’effets d’annonce, véritable instrument de l’illégalité programmée de la main-d’oeuvre étrangère. Baraques et bidonvilles indescriptibles, ruines d’établissements industriels (Castelvolturno, Rosarno, Caserta), silos métalliques, tunnels désaffectés, 6% des habitations seulement avec chauffage, 80% de logements de fortune, souvent loués 200 ou 300 euros par mois, par locataire.

Logements précaires

A Rosarno, plusieurs centaines d’Africains s’entassaient dans la friche industrielle d’Opera Sila aujourd’hui rasée par les bulldozers de la bonification préfectorale. Des moyennes de 2 ou 3 jours par semaine de travail qui ne permettent pas de bénéficier de l’indemnité chômage (51 jours minimum). Des retards de paiement pouvant atteindre 3 ou 4 mois. Le non-paiement des heures supplémentaires et parfois des salaires eux-mêmes. On imagine les dégâts de ces conditions de vie inhumaines. Il suffit de consulter les rapports de Médecins sans Frontières et les statistiques effectuées dans les colonies pénitentiaires du Sud pour constater l’ampleur des ravages sanitaires qui déciment les migrants et surtout les travailleurs de l’Afrique subsaharienne.

Parmi ces populations de jeunes gens (une majorité de moins de trente ans), la dégradation physique est une affaire de quelques mois. Le bilan sanitaire de l’enquête épidémiologique de MSF («Une saison en enfer») fait état de pathologies caractéristiques : ostéites et dermatoses graves, accidents de travail (320 morts, 110.000 blessés en 2009), maladies respiratoires aigües, gastrites et infections intestinales (un repas par jour, surconsommation d’agrumes, mauvaise hygiène alimentaire), dépressions chroniques. Selon les médecins, l’impossibilité d’envoyer de l’argent dans leurs familles est une source d’angoisse permanente.

Manque de dispensaires

A ce tableau clinique désastreux, il faut ajouter le manque de dispensaires (SSN et STP4) et de personnel soignant (souvent des bénévoles) chargés des soins obligatoires à apporter aux migrants réguliers et irréguliers. Par ignorance de la langue, rareté des médiations culturelles ou peur de l’expulsion, beaucoup de travailleurs clandestins ou au noir préfèrent aller jusqu’à la limite de leurs forces. Nombre d’entre eux échouent dans les services d’urgence pour mourir.

Jusqu’à ce jour, le bilan réel des victimes de cette survie inhumaine, à plus forte raison la nécrologiedes clandestins, n’ont pas été officiellement établis. Et il n’est même pas question ici d’évaluer celle du cimetière marin de la Méditerranée ou de celui des déserts mauritaniens, sahariens et libyens. On sait ce qu’a donné la transaction à base de pétrole et de gros investissements qui unit Khadafi et Berlusconi dans la même exécration des immigrés. Le naufrage d’une cargaison d’esclaves refoulés par Berlusconi vers la Libye et le récent massacre de «nègres» dans le désert de l’Ubu nord africain scellent leur entente criminelle.

Lois scélérates

Enfin, pour comprendre le moteur de ce système du mépris et de la xénophobie institutionnelle, il faut y replacer la loi Bossi-Fini et le dispositif complémentaire du Paccheto sicurezza5 de Maroni. Cette loi qui associe le permis de séjour au permis de travail et fixe des quotas d’immigration (une prérogative du premier ministre) inférieurs à la demande (par exemple entre 50 et 70.000 permis contre 400.000 postes exigés par l’agriculture) renouvelle et accroît systématiquement le réservoir de main-d’oeuvre clandestine. Elle légalise de fait le chantage aux bas salaires en vigueur. Le Sportello unico6 est un goulet d’étranglement et d’immigration sélective. En outre, avec les aléas du marché du travail, surtout en agriculture, les travailleurs réguliers qui perdent leur emploi doivent en retrouver un dans un délai de six mois.

Passé ce laps de temps, ils sont passibles d’expulsion, après internement préalable dans un des nombreux CIE de la péninsule. La plupart d’entre eux préfèrent aller grossir le contingent de hors-la-loi ou accepter les conditions du travail au noir. Le dispositif Maroni qui pénalise les contrevenants et ceux qui les aident (10.000 euros et jusqu’à 3 ans de prison en cas de récidive) ne tient aucun compte de l’amendement Ferrero qui faisait obligation de réponse à la requête d’un immigré dans les 20 jours. Dans les «centres sociaux» au Nord comme au Sud, on compte jusqu’à deux ans et demi d’attente pour se voir souvent signifier un refus pur et simple de régularisation.

Voilà quelques-unes des données qui situent la portée de la répression raciale de Rosarno. Ne nous y trompons pas, à quelques détails près, elle peut avoir lieu n’importe où en Europe. Le racisme est une pathologie mentale à l’échelle d’un système mondial qui a besoin d’exclure ou de soumettre les individus qui ne répondent pas aux normes de la rentabilité financière. L’Italie en est le laboratoire momentanément à la mode.

1. La ‘ndrina (pluriel: ‘ndrine) est l’unité organisationnelle de base de la ‘Ndrangheta de Calabre, l’équivalent de la «famille» ou cosca de la mafia sicilienne.

2. Mafia calabraise.

3. Organisation des Nations Unies, Organisation Internationale du Travail, Syndicat international des travailleurs de l’alimentation.

4. Sécurité Sociale Nationale et Sécurité sociale pour les Travailleurs Provisoires (c’est-à-dire saisonniers).

5. Paquet sécuritaire.

6. Guichet unique pour toutes les formalités administratives.

Archipel émission 181 (04/2010)