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26 mars 2016 | Corruption lors de l'attribution de terres dans le cadre du projet d'irrigation-KfW à Siengo Extension

Son Excellence Ibrahim Boubacar Keïta,
Président de la République du Mali
Palais de Koulouba
Bamako, Mali

Monsieur le Président,

par la présente, permettez- nous (1) de vous faire part, une fois encore, de notre très grande préoccupation concernant le projet d'irrigation de Siengo Extension (2). Ce projet, financé dans le cadre de la coopération germano-malienne pour le développement, a été mis en oeuvre par le “Kreditanstalt für Wiederaufbau” (KfW) (3). De nombreux faits portent à croire que des fonctionnaires et des chefs de villages sont corrompus. En effet, ces personnes ont lésé un grand nombre de familles lors de l'attribution des terres; et ce à leur seul profit. De plus, il s'avère que l'Office du Niger a surfacturé le prix de l'eau lors de la récolte 2015 / 2016. A savoir, certaines factures d'eau ont été établies à partir de surfaces beaucoup plus grandes que celles que ne détiennent réellement les paysans et paysannes de Siengo Extension.

C'est sur ces assertions qu'Afrique-Europe-Interact a remis un rapport complet le 17 mars 2016 au Ministère pour la coopération économique et le développement à Bonn. Dans ce rapport nous mettions en exergues les plus importants résultats de nos recherches concernant les antécédents du projet d'irrigation de la KfW. Nous y avons également rapporté la teneur de la rencontre du 18 février 2016 avec quelques représentants de l'Office du Niger qui s'est tenue dans la ville de Ségou. Cette entrevue découle de la conférence de presse organisée le 14 février 2016 par cinq villages de Siengo Extension (à Tikere-Moussa) et Afrique-Europe-Interact.

Monsieur le Président,

permettez que nous vous présentions les points essentiels de notre critique :

Tout d'abord, de nombreuses familles ayant droit à la terre dans le cadre du projet d'irrigation-KfW n'en ont pas obtenu. Or, le soupçon selon lequel les familles n'ayant pas bénéficié de l'attribution de terres seraient celles qui seraient venues dans la région uniquement attirées par le projet d'irrigation n'a pas été confirmé. Car, quasi mandatés par tous les concernés, nous sommes en possession des copies des plus que 70 “carnets de famille” (pour certaines accompagnées de l'avis d'imposition) qui attestent sans aucun doute qu'elles habitent déjà depuis de nombreuses années à Siengo Extension, et seraient de ce fait tout à fait ayant-droits.
Deuxièmement, les chefs de villages compétents (sauf celui de Tikere-Moussa), ont refusé explicitement d'enregistrer de nombreuses familles en tant que bénéficiaires de terres. La non reconnaissance de ces familles en tant que bénéficiaires ne serait due qu' occasionnellement à l'expression de malentendus ou à une absence inopportune au moment de l'enregistrement (4).
Troisièmement, même ceux qui ont pu bénéficier de l'attribution de terres n'ont obtenu, en général, que de petites surfaces de moins d'un hectare. A l'inverse, les chefs de village (ainsi que quelques familles protégées par ceux-ci) ont été les seuls à recevoir les trois hectares promis au début du projet (à l'exception, cette fois encore, du chef du village de Tikere-Moussa).
Quatrièmement, nous avons appris de plusieurs sources qu'une part considérable des surfaces a été soit attribuée à des tiers soit vendue à propre compte soit louée par les quatre chefs de village compétents, en accord avec des employés de l'office du Niger.
Cinquièmement, comme déjà mentionné, des factures d'eau établies pendant la période des récoltes 2015/2016 ont été à plusieurs reprises surfacturées. C'est pourquoi, nous avons dressé une liste longe, à titre d'exemple, des noms de paysans et paysannes concernés (complétée par les copies de leur facture d'eau) que nous avons jointe à notre rapport au Ministère de la coopération économique et du développement.

Lors de nos recherches, il nous est apparu de plus en plus clairement que dans ce conflit rural il s'agit essentiellement de savoir sur quels critères une famille pourrait être enregistrée en tant que bénificiaire ou non. En effet, à l'occasion de l'entretien du 18 février 2016, les représentants de l'Office du Niger ont insité énergiquement sur le fait que de nombreuses familles n'ont pu en aucune manière prétendre au droit à l'obtention de terre, que ce soit parce qu'elles viennent d'arriver à Siengo Extension ou parce qu'elles ont manoeuvré en scindant leur famille en deux ou trois unités. Dans ce sens, selon eux, les carnets de famille collectés par Afrique-Europe-Interact n'auraient pas valeur de preuve supplémentaire. En effet, les employés de l'administration compétente attribueraient à discrétion de tels certificats, moyennant le paiement d'une petite taxe. Nous ne pouvons pas juger de la véracité de cette information. Mais ce constat démontre combien il est urgent de reconstituer très précisément le processus de distribution des terres dans le cadre du projet d'irrigation de Siengo Extension. Car, naturellement, à l'inverse, se pose aussi la question de savoir comment les responsables ont procédé concrètement lors de la séléction des ayant-droits. De plus, il faut signaler que la KfW et l'Office du Niger ne s'accordent pas sur la date à laquelle les listes des bénéficiaires des terres ont été établies (5).

Notre entretien sur la redevance d'eau a été comparativement surprenant. Car, les représentants de l'Office du Niger ont formellement avancé qu'il serait bien possible qu'il y ait eu des erreurs d'arpentage et qu'il faudrait donc envisager de reprendre des mesures assez rapidement. Néanmoins, nous ne comprenons toujours pas pourquoi les paysans et les paysannes devraient d'abord payer la redevance d'eau, même si une compensation ultérieure est envisagée.

Monsieur le Président,

permettez-nous, pour conclure, une remarque sur l'ambiance : la façon dont le Directeur Général Adjoint de l'Office du Niger a mené l'entretien avec nous, nous a semblé aimable et coopérative. Nous devons dire qu'à l'inverse, les autres représentants de l'Office nous ont critiqué, voir attaqué, d'une manière tonitruante et dans des termes désagréables, ce que nous n'avions, jusqu'à présent, jamais vécu lors d'entretiens officiels au Mali. Deux choses surtout nous ont été reprochées: d'une part, on nous a dénié toute compétence (même au membre malien de notre délégation) à pouvoir faire quelque déclaration sensée que ce soit au sujet des relations en jeu à l'Office du Niger. D'autre part, il a été mis en cause le fait que des paysans et des paysannes se soient rassemblés dans le cadre d'Afrique-Europe-Interact pour fonder le syndicat de base indépendant (reconnu officiellement en tant qu'association) „COPON“ (Coordination des Paysans à l'Office du Niger). En effet, ceci est interprété comme une trahison aux syndicats déjà existants qui représenteraient déjà tous les paysans et paysannes de l'Office du Niger. Nous ne voulons pas, ici, exagérer l'aspect désagréable de cette rencontre, car nous sommes d'avis qu'il était important et positif que le Directeur Général Adjoint de l'Office du Niger a nous reçu. Néanmoins, le déroulement de cette entretien nous a montré aussi combien il est important qu'une instance supérieure s'occupe des conflits ruraux de Siengo Extension avec calme et détermination – au demeurant en tenant compte également (nous tenons, ici, à le réitérer) des factures d'eau échues le 31 février 2015.

Veuillez croire, Monsieur le Président, à l'assurance de nos sentiments les meilleurs.
Volker Mörchen

Annotations:

(1) Nous sommes un réseau d'initiatives basées particulièrement au Mali, Burkina Faso, Togo, Guinée, Allemagne, Autriche et Pays-Bas. Notre travail est effectué par des bénévoles, sur les deux continents. Nos financements proviennent exclusivement de dons. Des membres de notre réseau se sont rendus régulièrement, depuis septembre 2014, à Siengo Extension – dernièrement en novembre 2015 et en février 2016. Il faut mentionner que le syndicat de base COPON (Coordination des paysans à l'Office du Niger) est un des membres du réseau Afrique-Europe-Interact au Mali et qu'il est largement représenté, entre autre à Siengo Extension.

(2) La dernière fois que nous nous sommes adressé à vous, c'était au sujet des deux villages de Sanamadougou et Sahou, le 6 février 2016.

(3) Siengo Extension est composé de cinq villages dont quatre ont été déplacés à cause du projet d'irrigation. Le projet est basé sur un accord passé entre la République du Mali et la République Fédérale Allemande, signé le 8 mai 2009. A l'origine, il était prévu d'irriguer 1722 ha de terres et de les distribuer aux familles de petits paysans des cinq villages. Cependant, le ministère pour la coopération et le développement nous a signalé dans une lettre du 19 juin 2015 que seulement 1440 ha ont pu être irrigués.

(4) Pour plus de clareté, il faut signaler que lors de notre séjour à Siengo Extension, les 8 et 9 mars 2015, nous avons mené des discussions en groupe, mais aussi des entretien individuels. Ce faisant, lors d'interviews menées individuellement avec deux femmes, veuves de leur état, nous avons appris qu'elles ont vécu avec leur famille dans leur village d'origine, que depuis la réinstallation, elles vivent dans le nouveau village avec leurs fils imposables donc ayant droit à la proriété de la terre; or, elles ont été sciemment ignorées lors de l'attribution des terres – et même pour l'une des deux, malgré le fait que sa famille soit enregistrée dans le nouveau village. Cette dernière raconte à ce sujet qu'elle a certes, fin février 2015, obtenu de la terre suite à ses requêtes quotidiennes auprès du chef de village, mais seulement à condition qu'elle paye la redevance d'eau et l'engrais obligatoire pour la surface attribuée. Mais, parce qu'elle n'a, jusqu'à présent, rien cultivé et donc n'a utilisé ni eau ni engrais, il ne lui restait qu'une solution, celle de restitué la terre au chef de village.

(5) Dans notre lettre au ministère de la coopération et du développement, nous avions suggéré que la KfW devrait organiser un rendez-vous public, dans chaque village, avec l'aide d'une entreprise de consulting indépendante, auprès de laquelle chaque responsable du foyer s'estimant lésé dans ses droits peut se signaler. En effet, seule une procédure de la sorte peut clarifier si et dans quelle mesure les détournements de terres que nous supposons ont eu lieu ou pas. Concrètement, il s'agirait de demander aux concernés quand et où ils ont habité et s'il y a eu des périodes d'absence du lieu (par exemple, pour cause de déménagement dans un village ou un hameau voisin). De plus, il devrait être donné la possibilité de nommer des témoins et d'apporter les preuves attestant de l'ancrage dans un des villages de Siengo Extension (comme par exemple un certificat de résidence, un ancien avis d'imposition, ou tout autre document officiel). Pour éviter tout malentendu sur l'identification, on pourrait compléter le nom par une photo, car il existe apparemment dans les différents documents officiels de nombreuses fautes d'orthographe et des écritures en doublons.

Ampliation:

  • Monsieur le Premier Ministre de la République du Mali
  • Le Ministère des Domaines de l'Etat et des Affaires Foncières
  • Le Ministère de l'Agriculture
  • Le Vérificateur Général de la République du Mali
  • L'Assemblée Générale
  • La Cour Suprême
  • La Haute Cour de Justice
  • Le Haut Conseil des Collectivités
  • La Cour Constitutionnelle
  • Le Conseil Economique, Social et Culturel
  • Le Gouverneur de la Région de Ségou
  • Le Président Directeur Général de l'Office du Niger

Lettre au Président Ibrahim Boubacar Keita -

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