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28 septembre 2014 | Lettre ouverte au Ministre de la Coopération Economique et du Développement (Allemagne)

Monsieur le Ministre Gerd Müller
Ministre de la Coopération Economique et du Développement
Boite postale 12 03 22
53045 Bonn

Brème, le 23 septembre 2014

Accaparement illégal de terres au Mali: Sur la situation à Sanamadougou et Sahou à l'Office du Niger

Monsieur le Ministre,

membres du réseau transnational Afrique-Europe-Interact (1), nous nous adressons à vous aujourd'hui au sujet de deux cas particulièrement graves d'accaparement de terres au Mali, avec la demande urgente que votre Ministère accepte d'intervenir, dans le cadre du partenariat de développement entre Etats avec la République du Mali, pour trouver une solution à ce problème en accord aux principes constitutionnels. En effet, ce qui se passe dans les villages concernés de Sanaladougou et Sahou est en éclatante contradiction avec les objectifs de la République Fédérale d'Allemagne dans le cadre de la coopération pour le développement avec le Mali, financée par l'Etat: premièrement, ces activités aboutissent à des expulsions massives de familles de paysans et de paysannes et ainsi entrave explicitement, à travers des projets d'irrigation, à la sécurité alimentaire de paysans et paysannes (entre autre à l'Office du Niger). Deuxièmement, cette situation est la conséquence d'une mauvaise direction de gouvernement, car les villages concernés ne sont d'aucune manière informés à l'avance de la mise en location de leur terrain ou du terrain voisin, sans parler des coûts de dédommagement. Troisièmement, ces activités reflètent des phénomènes d'impunité apparaissant régulièrement également au Mali, ayant pourtant plusieurs fois conduit à Sanamadougou et à Sahou à des actes de violence des forces de sécurité de l'Etat contre la population, sans pour autant que les responsables n'est de compte à rendre de leurs actes.

A l'origine de cette situation, l'investisseur malien Modibo Keita, à la tête de l'entreprise Moulin moderne du Mali, a conclu avec l'office du Niger un contrat de bail pour une superficie de 7400 hectares dans la région de M'Bewani Séribabougou, avec l'option d'obtenir dans un deuxième temps 20.000 hectares de plus (Contrat de bail Ordinaire N°001/PDG-ON). Mais les conditions générales du lieu ne convenaient pas à Modibo Keita. Il a donc offert aux villages situés 20 km au sud de son implantation de céder leur terrain contre une somme d'argent petite, des cadeaux ou bien de l'échanger contre une terre de substitution. Tous ont refusé à l'exception d'un village qui a troqué 800 hectares contre une petite surface agricole irrigable. A partir de là, Modibo Keita en a profité pour s'emparer d'autres terrains alentours sans le moindre certificat de bail, entre autre sur les surfaces cultivables exploitées par Sanamadougou et de Sao, bien avant la période coloniale. La conséquence en est que les habitants sont aujourd'hui gravement touchés par la famine et que de plus en plus de personnes sont obligées d'émigrer, comme vingt-trois foyers de Sanamadougou l'ont déjà fait, entre Mai et Août.

Cela fait cinq ans que les habitants pointent ce problème crucial à l'aide de nombreuses lettres, pétitions et actions sur la place publique – à vrai dire sans succès. Avec l'aide de la CMAT (Convergence Maliennes contre les Accaparements de Terres), ils ont intenté un procès en justice à Markala, dont la première audience a eu lieu le 22 février 2012, mais qui n'a toujours pas abouti. Une lettre du Ministre de l'Administration territoriale, de la décentralisation et de l'aménagement du territoire adressée au gouverneur en charge de la région de Ségou, le 22 mars 2013, lui enjoignant de mettre un terme aux agissements inhumains de Modibo Keita, n'a pas beaucoup changé la situation.

Par contre, les forces de sécurité de l'Etat sont intervenues à plusieurs reprises en employant la force; la première fois, le 18 juin 2010, lorsque Mobido Keita a fait abattre des arbres indispensables à l'économie agro-forestière, sans préavis. Plus de quarante paysans et paysannes ont été arrêtés, d'autres ont été blessés, pour certains gravement. Par la suite, des actes de violence ont été commis, entre autre par des membres de la gendarmerie, y compris des viols ciblés.

En Avril 2014, on aurait pu croire à une évolution de la situation, lorsque le cabinet du premier ministre décidait la mise en place d'une commission d'enquête (N°0011/PM-CAB, 4 avril 2014), mais le rapport final de cette commission, tout récemment publié, s'alignant pour l'essentiel sur les perspectives de Modibo Keita et de l'administration, a suscité une grande déception (2). Concrètement, il y est concédé que l'administration de l'Office du Niger n'aurait pas pris soin d'informer suffisamment la population des deux villages. De plus, dans la conclusion, est exigé le paiement des indemnisations non encore versées. En même temps, tout ceci laisse entendre que la distribtution de la terre dans le cadre du contrat de bail serait une réussite sans bavure, que la question du dédommagement serait réglée et que de surcroît de nombreux habitants se seraient prononcer en faveur du projet. Ce que les chefs des villages de Sanamadougou et Sahou démentent formellement dans une lettre datée du 21 juillet 2014: ils signalent qu'aucun dédommagement n'a été effectué jusqu'à présent – sauf qu'ils ne peuvent pas être favorable à l'enlèvement de leurs terres. D'ailleurs, 90% des habitants sont remontés contre le projet. A défaut, l'investisseur mobiliserait sytématiquement des habitants du village voisin de Diaro pour des rendez-vous officiels, où ils se feraient passer pour des habitants de Sanamadougou et de Sahou pour y chanter les louanges du projet (3).

Cette lettre ainsi que les mouvements de protestations ont abouti, le 16 septembre à Bamako, à un entretien d'une heure entre le Premier Ministre malien Moussa Marra et le représentant des deux villages. Lors de cet entretien, Moussa Marra s'est montré très choqué des descriptions des concernés et a affirmé qu'à nouveau une évaluation de la situation allait être effectuée très prochainement, par des employés de son administration.

Les évènements de Sanamadougou et Sahou ont fait parler d'eux bien au-delà du Mali: concrètement, le cas apparaît dans le rapport de l'Institut d'Oakland renommé sur les investissements fonciers en Afrique (4), et l'organisation des droits de l'homme FIAN international, représentée dans plus de cinquante pays, a interpelé le président Ibrahim Boubacar dans une lettre ouverte, le 19 décembre 2013 (5). Pour finir, de nombreux journalistes et plusieurs représentants et représentantes de la société civile malienne et internationale se sont rendus dans les deux villages, ainsi que des militants de notre réseau en février, mai, août et septembre 2014.

En résumé, il n'y a pas que les actes de violence des forces de l'ordre qui sont bien documentés. Apparemment, non seulement le projet ne répond pas aux attentes, mais en plus, il transgresse l'article 43 de la loi malienne sur le droit foncier. Car dans le cadre de ce projet, de nombreux paysans et paysannes ont perdu leurs bases existentielles (ceci n'a pas été compensé par les quelques places de travail créées). Les villages connaissent maintenant la famine et c'est nouveau.

Monsieur le Ministre, nous souhaitons revenir à notre demande formulée au début de cette lettre, à savoir que nous souhaitons, de la part du gouvernement fédéral allemand, une contribution décisive pour une solution à la situation dramatique des villages de Sanamadougou et de Sahou, une demande que nous formulons, du reste également en rapport avec la réponse du gouvernement fédéral, en question officielle du parti de gauche lors de la session des questions des parlementaires au gouvernement. Le secrétaire d’État parlementaire Thomas Silberhorn a annoncé le 27 août 2014 que concernant le Mali, le gouvernement fédéral fait part de « sa préoccupation envers l'accaparement illégal de terres et l'influence négative pour le développement durable et pour la sécurité alimentaire. » Concrètement, trois points seraient selon nous à prendre particulièrement en considération :

Premièrement, l'accaparement illégal des terres représente un problème fondamental au Mali, pas seulement pour les villages de Sanamadougou et Sahou. C'est avec un grand réjouissement que nous constatons que depuis l'élection d'Ibrahim Boubacar Keïta en tant que président en août 2013, les enquètes pénales ou au moins les scandales dans la presse à ce sujet se multiplient. Déjà depuis plusieurs décennies, l'Office du Niger en est particulièrement touché, comme a pu le constater une délégation de 30 personnes de notre réseau (dont 10 représentants et représentantes venant d'Europe) en mars 2012 à l'occasion d'une visite de 5 jours dans la région de Niono. En conséquence, des paysans et paysannes de N'Débougou nous ont très récemment rapporté que pour un projet d'irrigation à N'Débougou organisé et débuté par la banque de crédit pour la reconstruction, les paysans et paysannes établis sur ces terres auraient à peine reçu une partie des terres irriguées (1 hectar par famille), alors que de hauts fonctionnaires de l'Office du Niger ainsi que des élites locales se seraient attribués une partie considérable des terres nouvellement irriguées, la plupart du temps pour continuer à louer les terres aux paysans et paysannes locaux (ce qui rend l'affaire compliquée pour toute personne extérieure à la situation).

Deuxièmement, dans le cas du projet d'irrigation des terres, il fraudrait prendre constamment en considération que la culture sèche n'est en aucun cas plus mauvaise que la culture sous pluie. Nous soulignons ce point car l'opinion publique malienne argumente parfois, en lien avec les investitions de Modibo Keita, que la culture de millet pratiquée dans des villages comme Sanamadougou et Sahou est arriérée. Dans ce contexte, nous voulons faire remarquer que la famine n'est apparue qu'exceptionnellement dans l'histoire récente des deux villages, particulièrement grâce à des méthodes de culture agroforestière ancrées depuis longtemps. De plus, en 2009 pour soulager une crise de l'alimentation étendue à tout le pays, Sanamdougou et Sahou ont fait don de 40 tonnes de millet au gouvernement malien.

Troisièmement, à travers la situation urgente dûe à l'accaparement illégal de terres au Mali, il ne faut pas perdre de vue que le conflit à Sanamadougou n'est en aucun cas un problème purement malien. C'est bien plus un problème entre autre de l'Union Européenne, qui, à travers ses quotats d'addition de Biodiesel, aide et favorise les gros investisseurs de champs, bois et patûrages. Cette tendance est particulièrement visible à travers une estimation que 40 % des terres vendues et louées à des gros investisseurs au Mali sont prévues pour la culture de plantes pour biocarburant. Ainsi, nous souhaitons appeler le gouvernement fédéral allemand (au même titre que les gouvernements des autres pays de l'Union Européenne) à abandonner une politique d'énergie qui, de manière indirecte, affaiblit la sécurité alimentaire entre autre de la population malienne.

Pour conclure, plusieurs membres d'Afrique-Europe-Interact vivent comme paysans et paysannes à l'Office du Niger. C'est pourquoi nous pouvons volontiers mettre à disposition des contacts, pas seulement avec Sanamadougou et Sahou, mais également avec un syndicat de paysans et paysannes qui ont des échanges réguliers avec les habitants et habitantes de N'Débougou.

En vous remerciant par avance de la prise en considération de notre demande, nous vous prions de croire, Monsieur le Ministre, à l'assurance de notre haute considération.

Franzis Binder

(1) Afrique-Europe-Interact est un réseau d'initiatives du Mali, du Togo, de l'Allemagne, de l'Autriche et des Pays-Bas. Notre travail sur les deux continents est totalement bénévole et notre financement repose sur de petits dons. Des membres de notre réseau se sont rendus plusieurs fois en 2014 à Sanamadougou et à Sahou. EN août 2014, nous avons soutenu Sanamadougou et Sahou avec deux tonnes de millet pour permettre de traverser les moments de difficultés alimentaires. De plus, nous avons organisé le 21 août un double rassemblement, tout d'abord devant l'ambassade du Mali puis devant le Ministère de la Coopération Economique et du Développement (les deux à Berlin).

(2) Ce rapport se trouve en français en pièce jointe de cette lettre.

(3) Ce rapport se trouve en français également en pièce jointe de cette lettre.

(4) Comprendre les Investissements Fonciers en Afrique: Rapport Mali (2011): http://www.oaklandinstitute.org/comprendre-les-investissements-fonciers-en-afrique-rapport-mali

(5) http://www.fian.org/fileadmin/media/publications/OpenLetter_Mali_Dec2013.pdf